— J’ai pas chialé comme ça depuis que j’ai perdu le match de boxe contre Martinet… On n’était que des amateurs, mais on avait son orgueil, pas ?… Tu t’appelles Martine, hein, petite ? La Marie, elle aimait rêver de toi, elle disait, ma petite, elle pète dans de la soie à l’heure qu’il est, et sûr qu’elle pense à moi, à sa mère, elle doit se souvenir que je lui faisais une petite place dans mon lit… et comme je la grondais des fois… Si la Marie nous voit de là-haut, elle doit être heureuse avec ses cheveux comme des fils d’or sur l’arbre de Noël. Toi, t’es brune, t’es noire comme une hirondelle.
— Comme une pie…
— Non, une pie, c’est bavard, et toi, tu ne dis rien.
Il entoura les jambes de Martine de ses bras durs, durs…
— La petiote à ma Marie, disait-il, Martine sa préférée, la petite-perdue-dans-les-bois…
— Elle t’a dit ?
— Oui… Comme on t’a cherchée, tout le monde, tout le village, et comme on t’a trouvée sous un arbre, dormant comme un petit ange, et comme t’as tendu les bras au garde forestier et tu as ri, pas effrayée, contente… La petite préférée à Marie… N’attrape pas froid, il commence à faire frais… — Il prit une couverture et la mit sur les épaules de Martine : — Et puis, viens, tu seras mieux là-bas… Dans le coin… Quand on voyage à deux, c’est ici qu’on dort pendant que l’autre conduit. Laisse-toi aller…
Martine se laissa aller sur un matelas. Bébert se mit à côté d’elle, l’entoura de ses bras… Il pleurait à nouveau, murmurait des mots sans suite, l’embrassait, la caressait. Voilà, voilà son destin dément… Elle qui n’a été qu’à un seul homme ! Etait-ce la nuit survenue, ou la mort… le couvercle de sa tombe s’abattait sur elle.
Au petit jour, elle vit le visage de Bébert au-dessus du sien, il parlait :
— Martine, il faut que je parte… Je perdrais mon boulot, si je n’allais pas prendre le chargement… Je reviens dans huit jours… Mardi, tu m’entends, Martine ? Mardi en huit… Tu seras là, tu me le promets ? Jure-moi que tu viendras ?
— C’est promis… dit Martine.
Bébert la prit dans ses bras de fer, la descendit du camion et la déposa sous un arbre, face à la cabane.
— Ne retourne pas à la cabane, lui recommanda-t-il, c’est un cauchemar là-dedans… La prochaine fois, je t’emmènerai d’ici. Tu verras, je gagne bien ma vie, je te rendrai heureuse… Ne retourne pas à la cabane. Finis de dormir et rentre chez toi, à Paris. Je te donne rendez-vous ici, dans huit jours… Fais de moi ce que tu veux, mais viens ! Sinon, gare à toi !
Il remonta dans le camion. Martine n’ouvrait pas les yeux, elle entendit seulement le bruit démesuré du camion qui démarrait.
Elle se débarrassa de la couverture dont Bébert l’avait enveloppée. Le monde était là, nettoyé par la nuit, calmé, rajeuni. Tout allait recommencer avec le soleil, il faudrait prendre le car… il y aurait les doigts des dames et les traites… Martine se leva et traîna son corps endolori jusqu’à la cabane, en face. Se retrouver ici — Elle regardait le lit, le buffet, la table… Le jour avait du mal à passer par les vitres sales, mais les rats se tenaient tranquilles. Il faisait plus froid que dehors, humide : d’un geste retrouvé, Martine tira un fagot de derrière la cuisinière… les allumettes étaient par là… elle attendait que les fagots prennent bien pour ajouter les petites bûches… puis elle sortit prendre de l’eau au puits. L’eau qu’elle ramena dans un seau était d’un froid propre, transparent. Il devait y avoir dans le buffet de la menthe ou du tilleul… il y en avait toujours eu.
Il y en avait. L’eau bouillait. Du revers de la main, Martine nettoya la table, y posa un bol, sucra sa menthe d’un bonbon… Elle était chez elle… Après tout, elle pouvait attendre Bébert ici. Ici où sa mère a été heureuse avec tant d’hommes, un seul suffira à son malheur à elle. L’amour, quand ce n’était pas celui de Daniel, était le plus violent, le plus atroce des poisons. Le crochet de la suspension était toujours là, mais se pendre devenait inutile : Bébert ferait l’affaire.
Elle se mit à l’attendre.
Huit jours plus tard, un camion fou traversait le village, accompagné de cris, de hurlements. Miracle qu’il n’ait tué personne, ni accroché une voiture ! Le camion s’arrêta devant la Gendarmerie Nationale, le conducteur sauta de sa cabine et entra d’un bond dans la pièce où deux gendarmes, avant de se mettre à table, faisaient une belote…
— Dans la cabane à Marie Venin… dit-il, il faut y aller…
Ses yeux bleus étaient injectés de sang, la sueur lui collait les cheveux au crâne, les muscles du corps tressaillaient comme la peau d’un cheval agacé par les mouches.
— Qu’est-ce qu’il s’y passe ? demandaient les gendarmes bouclant leurs ceinturons, un accident, un crime ?
— Les rats ! cria l’homme, les rats ont dévoré la fille à Marie… Ils ont dû l’attaquer en masse… C’est plus qu’une charogne ! Elle n’a plus de visage…
Il sortit en deux enjambées, sauta dans le camion, démarra…
Les gendarmes enfourchaient leurs bicyclettes.
C’est en 1958 qu’est apparue sur le marché la rose parfumée Martine Donelle : elle a le parfum inégalable de la rose ancienne, la forme et la couleur d’une rose moderne. Avec les félicitations du jury.
Paris, 1957–1958.