Il parlait distraitement. Martine regardait la porte. Dominique s’occupait des enfants… Le petit Paul avait si chaud, le front moite…
— Ho ! Paulot, combien en as-tu fait, de greffes, aujourd’hui ? lui cria le petit gars rigolard, viens tantôt, je te montrerai un nouveau tour de main…
M. Donelle jeta un coup d’œil à son petit-fils et dit :
— Tu prendras ton chapeau…
Comme la veille, dans la salle à manger, les chiens se tenaient autour de la table, et de temps en temps, on leur jetait une bouchée. La mère-aux-chiens évoluait parmi eux, trottinant.
— Tiens, Martine, jette ça au gros, — M. Donelle tendait à Martine un os, — c’est le chef de la bande, s’il l’accepte, tu es adoptée…
Le gros happa l’os… Daniel n’était toujours pas là. On faisait circuler le fromage. Drôle que personne n’en dise rien. Il n’y avait que Bernard qui peut-être y pensait, il sembla à Martine qu’il regardait la porte, lui aussi, en tripotant le pain, roulant des boulettes qui devenaient noires. C’était dégoûtant. Tout compte fait, il était aussi moche en bleus qu’en complet-veston. Le café était bon, et Martine y tenait, au bon café. On mangeait bien dans la maison, et pas seulement pour l’arrivée des jeunes mariés. À propos, M. Donelle fit servir avec le-café un marc, tu m’en donneras des nouvelles, et on a bu à sa santé… Il était l’heure : les hommes se levaient, allumaient une cigarette, se bousculaient dans la porte, sortant de la sombre cuisine comme des mouches attirées par la lumière. La mère-aux-chiens ramassait les assiettes… Dominique était déjà partie, les gosses dans la cour s’étaient mis à jouer… la petite, à la voir gambader, à l’entendre crier, on aurait dit qu’on lui avait enlevé des liens, un bâillon. Elle jouait, passionnément. Martine, sur le pas de la porte, regardait les ouvriers passer le portail ouvert sur les champs, et, plus loin, les plantations de rosiers… Ils s’en allaient, comme en balade. Dans son dos, la mère-aux-chiens parlait à ses pensionnaires-chiens. Si elle croyait que Martine allait s’amuser à faire la vaisselle ! Même à Paris, où tout était prévu pour faciliter le travail, jamais M’man Donzert n’aurait permis à Cécile et à Martine de s’abîmer les mains. D’ailleurs, lorsque Martine se retourna, elle trouva dans la cuisine une forte fille qui avait déjà ses bras jusqu’aux coudes plongés dans un baquet d’eau fumante… Par où était-elle entrée ? Une souillon qui lui dit avec sérieux : « Bonjour, madame Daniel… » Martine monta dans la chambre.
Elle s’était couchée, ne sachant plus que devenir, fébrilement inquiète… et tous ces gens qui ne semblaient point s’en faire, comme si Daniel n’avait pas disparu après avoir dit qu’il allait « faire un tour ». Enfin, pas la peine de revenir là-dessus, puisque le voilà, bien vivant, poussiéreux et poisseux d’avoir marché, marché par cette chaleur… Il avait apparu avec la nuit, les remous déjà calmés en bas, dans la cuisine. Martine n’était pas descendue dîner et personne n’était venu la chercher. Cela devait être le genre de la maison : on ne s’occupait pas de vous… La nuit avait le calme d’une usine une fois les machines arrêtées, les ouvriers partis. Elle lui avait ramené Daniel.
Couché sur le dos, par-dessus les draps, les bras en croix, fatigué et sombre, il parlait, volubile :
— C’est la faute à Bernard. Tout ce qu’il fait depuis que nous étions mômes, il le fait contre moi… Et je ne lui ai jamais rien fait. Je ne sais pas ce que c’est, une haine innée. Je suis sûr qu’il s’est mis avec les Boches parce que moi j’étais de l’autre côté. On me dirait que c’est lui qui m’a donné que cela ne m’étonnerait pas.
Martine touchait Daniel d’une main fraîche et caressante, il avait mal, le pauvre, le pauvre…
— Écoute ! — Daniel se souleva pour donner plus d’importance à ce qu’il allait dire. — L’année dernière, à cette époque, il a jeté par la fenêtre tous les récipients avec les étamines que j’ai recueillies. Je les avais mis ici, dans le tiroir de la table, à l’ombre et à la chaleur… je rentre, je trouve le tiroir entrouvert, et j’ai tout de suite comme un pressentiment : il était vide ! Je ne savais même pas où chercher, c’était fou, j’ai couru à la fenêtre : ils étaient en bas, en miettes ! Je suis parti comme aujourd’hui, courir sur les routes… Je l’aurais tué… Parce que je savais, j’étais sûr que c’était Bernard ! J’ai recommencé pour le pollen, c’était encore assez tôt dans la saison… Je prépare mes roses femelles sur les rosiers, je leur mets le cornet en papier pour les protéger des pollens étrangers et les marier avec qui je veux… Le jour où j’arrive avec le pollen et mon pinceau, pour le mettre sur les pistils…
C’était un jour idéal, chaud, ensoleillé, sans vent… écoute, Martine ! il n’y avait plus de cornets sur mes roses femelles ! Tout était foutu. Et je n’avais plus le temps de recommencer, le fruit n’aurait pas eu le temps de mûrir… Une année de perdue, une année entière… À cause de ce monstre !
Daniel se retourna sur le ventre d’un seul bond. Martine siffla entre ses dents : « La salope ! » comme l’aurait fait Marie, sa mère.
— Je n’ai même pas de preuves que c’est lui… Si je le disais à quelqu’un, on ne me croirait pas… il faut savoir, connaître depuis toujours… À l’école, je me suis jeté dans le travail de laboratoire… Toute cette année, je me suis occupé des cellules de pétales de roses contenant les essences parfumées… Je t’en ai déjà parlé, seulement cela ne semblait pas t’intéresser… Enfin, pour aller au plus court, je cherche un hybride qui aurait le parfum de la rose ancienne et aurait la forme, la couleur d’une rose moderne. Je veux faire une hybridation scientifique, faite dans ce but précis… Je n’ai pas l’intention de marier les variétés au petit bonheur la chance ! Alors j’ai essayé d’étudier l’ascendance et la descendance de quelques-unes des variétés que l’on cultive ici… J’essaie d’être un savant, je me refuse à être un sorcier. Merde, merde et merde !
Daniel donnait des coups de poing sur le matelas. Il était à nouveau hors de lui… Sa colère avait entièrement gagné Martine. La lune, froide et curieuse, la tête un peu penchée, les regardait par la fenêtre.
— Tu comprends, reprit Daniel calmement, pour bien faire, il me faudrait essayer des centaines de combinaisons diverses de fécondation artificielle d’une espèce par une autre espèce. Sur des milliers de sujets… Pas au hasard, mais des combinaisons basées sur des considérations scientifiques de génétique…
Il semblait à Daniel que Martine, ce soir, l’écoutait avec intérêt… Qui sait, peut-être prendrait-elle goût à ce qui était sa passion à lui ? Cela serait merveilleux…
— Si on veut un résultat, il faut faire faire aux roses des mariages intelligents… disait-il. Grand-père était un grand rosiériste, il a même constitué un catalogue très sérieux, en classant ses roses par espèces, variétés, etc., mais il s’est basé uniquement sur leurs caractères externes… Dans notre XX esiècle nous avons des moyens scientifiques pour déterminer la parenté des plantes : on fait un examen microscopique des cellules, on compte le nombre des chromosomes… Les roses qui ont le même nombre de chromosomes sont apparentées et ce sont celles-là qu’il faut marier entre elles, si l’on veut obtenir un hybride vigoureux. Je ne vais pas te donner une leçon de génétique juste maintenant… à toi et à la lune… Mais il faut que tu saches que le nombre 7 est décisif pour les chromosomes de la rose… et que, dans les mariages des roses, la femelle domine pour la forme et le mâle pour la couleur…
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