— Avec cette affaire-là — disait Martine à Daniel qui revenait en nage d’avoir fait on ne sait trop quoi d’illégal sur des rosiers, et Bernard parti aussitôt Daniel revenu — tu n’as pas besoin de cinéma, tu as ton suspense à domicile…
Peut-être, après tout, Martine se serait-elle ennuyée sans ce suspense, isolée dans le rien faire, parmi le travail acharné des autres, peut-être Daniel et Martine auraient-ils vite épuisé les sujets de conversation, si grande était la divergence de leurs pensées… Mais la vie quotidienne se parait pour Martine de la lutte pour un rêve : puisqu’elle avait épousé Daniel, elle s’était mise à croire à la réalisation des chimères. La rose parfumée que Daniel allait créer pimentait la chaude monotonie des jours. Martine rêvait… Cette rose aurait le Grand Prix au concours de Bagatelle, ou de Lyon, de Genève, de Rome. La rose porterait son nom à elle : Martine Donelle. Il y aurait des millions de rosiers Martine Donelle dans le monde entier, et le créateur de la rose Martine Donelle serait couvert de gloire et d’argent.
Elle rêvait, renversée dans une chaise longue que Daniel avait installée pour elle près du mur de la ferme, d’où l’on pouvait voir les plantations de rosiers, et des champs à l’infini. Ils avaient acheté cette chaise longue dans la petite ville voisine, avec des ruelles comme des fentes entre les vieux murs, de belles maisons aux solives sculptées, un donjon du XIII esiècle, abandonné, une barbe d’herbe et même des buissons sortant d’entre les pierres. Il y avait sur la place une église romane, une pharmacie, un quincaillier, et un grainetier qui vendait des instruments de jardinage et des sièges de jardin à toile orange, rayée… Martine avait choisi cette chaise longue en tube métallique, si bien comprise qu’elle épousait exactement la forme du corps et que l’on pouvait redresser, abaisser d’une pression d’épaules ou des pieds. Tous les jours, elle y prenait son bain de soleil… Avec à la main le petit poste sans fil, cadeau de mariage de M me Denise, elle passait le long du mur, traînant derrière elle comme un parfum des airs de musique : chacun à son travail, qui aurait-elle pu rencontrer ici ?… Elle s’en allait, de cette démarche à elle, la tête haute et immobile, on eût dit portant un récipient plein de liquide, lançant en avant ses longues jambes qui faisaient valser sa jupe… Lorsqu’elle en avait une, car, ici, elle était nue, avec un cache-sexe et une grande serviette-éponge à la main, pour le cas improbable où quelqu’un passerait par là.
Un jour pourtant, un client arrivé à l’improviste que M. Donelle emmenait aux plantations… Ils tombèrent tout droit sur Martine qui offrait au soleil l’or de sa peau, ses vingt ans. À côté d’elle, la radio délirait doucement, et il venait des plantations un parfum suave et fort.
— Il ne manque que le toucher et le goût pour que les cinq sens soient comblés, monsieur Donelle ! dit le client.
— C’est la femme de mon fils, répondit M. Donelle, il vous faudra rester sur votre faim… Ça vous apprendra à venir à l’improviste.
C’était un vieux client de la maison, un amateur de roses passionné, et il y avait bien vingt ans qu’il venait régulièrement chez M. Donelle s’entretenir de roses et en acheter de nouvelles variétés. Martine n’avait pas bougé, faisant semblant de dormir, c’était ce qu’elle avait de mieux à faire. Ils passèrent.
Un drôle d’homme que le père Donelle, pensait Martine… Avec lui les choses n’étaient pas toujours ce qu’elles semblaient être. Pourquoi avait-il soudain fait venir des roses de Damas ? Il n’avait d’explications à donner à personne, mais avait pourtant incidemment dit que la mode se mettait à la rose démodée, comme dans l’ameublement au meuble Charles X, paraît-il… Martine avait alors dit à Daniel que, sûrement, le vieux l’avait fait exprès, qu’il savait parfaitement ce que Daniel trafiquait, et qu’il voulait l’aider. Pourquoi aurait-il fait venir juste les rosiers qu’il lui fallait pour les nouvelles hybridations ?… Daniel avait haussé les épaules : son père, l’aider ? Mais le vieux aurait préféré le voir entretenir des danseuses à le voir faire des expériences… Martine pensait que le père Donelle voulait simplement empêcher Daniel de les mettre tous sur la paille. Il gueulait, et, en sous main, il l’aidait. Elle ne le disait pas à Daniel, il se serait mis en colère : vous êtes tous contre moi ! Il avait pourtant beaucoup de respect pour son père, Daniel… « Des hommes comme mon père, disait-il, autrefois ils faisaient la France : intelligent, inusable, patient… le soldat de 14–18… Mais les temps ont changé, nom de Dieu ! Nous avons dans tous les domaines l’intervention violente de la science ! La guerre des tranchées, c’est fini ! Il nous faut une autre sorte de patience. Si on nous fait faire la guerre maintenant, l’homme y pèsera encore moins lourd que le fantassin de 14–18. Et la Résistance… c’était le Moyen Age, la guerre artisanale. Actuellement je fais partie de l’armée pacifique des chercheurs. Ce que je cherche, ce n’est pas un remède contre le cancer, ni la pénicilline… Mais si je trouvais scientifiquement la rose de forme moderne, avec le parfum des roses anciennes, la génétique aurait fait un tout petit pas minuscule. Et si mon père n’était pas resté l’homme passif, inadapté au XX esiècle, il ne m’aurait pas empêché de travailler… Dire qu’on a ici la meilleure chance pour la réussite, la collaboration du laboratoire et de la pratique… Mon père sait sur les roses tout ce que la vie parmi elles peut apprendre à un homme. Mais si, moi, je crois à la pratique, lui ne croit pas à la science. Il est vrai que je ne suis pas encore un savant, mais, tu sais, je travaille, je me donne du mal, je t’assure… » Martine avait dans l’oreille sa voix… Comme il avait dit cela, le pauvre ! Si humblement… Ah ! ce n’était pas quelqu’un qui se croyait… L’infâme Bernard ! Parce que le père Donelle… Martine ne discutait pas, elle n’allait pas bêtement irriter Daniel, mais Martine soupçonnait le père Donelle de carrément croire à la science. Seulement, il devait être comme les paysans, ce M. Donelle qui parlait l’anglais et fréquentait les gros industriels et les stars de cinéma, ses clientes et clients respectueux… ce M. Donelle était un paysan têtu et méfiant. Sûr qu’il voulait aider Daniel, mais en limitant les dégâts.
Un membre de la famille Donelle qui ne s’intéresserait pas aux roses, cela ne s’était encore jamais vu, avait dit M. Donelle, lorsque Martine était arrivée à la ferme. Pourtant, en arrivant, elle ne s’y intéressait nullement. La voilà prise au jeu. Par le mauvais côté peut-être, le côté intrigues et luttes, comme à une cour… Elle voulait que Daniel gagnât, elle était son supporter ardent, et elle ne protestait pas quand il disparaissait dès l’aurore, pour aller aider les autres dans les plantations, elle se disait qu’en même temps il surveillerait Bernard. Martine se levait paresseusement, allait prendre sa douche, dans : la cour, derrière un vieux paravent que Daniel avait descendu pour elle du grenier… remontait, s’habillait, se maquillait aussi soigneusement qu’à Paris. Rêvait comment elle transformerait, aménagerait la ferme le jour où elle reviendrait ici, maîtresse des lieux. Mais plus souvent, elle rêvait à Paris, à cet appartement qui serait le leur une fois la maison en construction terminée. Elle avait vu une chambre à coucher… Elle la voulait. Elle savait déjà dans tous les détails comment seraient les papiers, les rideaux, les bibelots… jusqu’aux cintres dans l’armoire, qu’elle voulait recouverts d’étoffe pour elle, en bois verni pour Daniel. Elle voyait les fleurs dans les vases, les lampes…
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