— Edward, tu tombes bien ! lui dit Abby.
— Ah ? Pourquoi ?
— Il était temps que tu rencontres Diane.
Il tourna enfin la tête dans ma direction. Il baissa ses lunettes de soleil, d’aucune utilité compte tenu de la brume, et me détailla des pieds à la tête. J’eus l’impression d’être une pièce de boucher sur un étalage. Et au regard qu’il me lança, je ne semblais pas lui ouvrir l’appétit.
— Euh, non, pas spécialement. Qui est-ce ? demanda-t-il froidement.
Je pris sur moi pour rester courtoise et m’approcher de lui.
— Il paraît que tu es mon voisin.
Son visage se ferma davantage. Il se redressa et parla à mes hôtes en ignorant ma présence.
— Je vous avais dit que je ne voulais personne à côté de chez moi. Elle est là pour combien de temps ?
Je toquai à son dos comme à une porte. Son corps se raidit. Il se retourna, je ne me reculai pas et me mis sur la pointe des pieds.
— Tu peux t’adresser directement à moi, tu sais.
Il arqua un sourcil, visiblement contrarié que j’ose lui parler.
— Ne viens pas sonner chez moi, me répondit-il en m’envoyant un regard à me glacer le sang.
Sans plus de manières, il se détourna, siffla son chien et partit au fond du jardin.
— Ne te fais pas de mouron, me dit Jack.
— Il ne voulait pas qu’on loue le cottage, il n’a pas eu son mot à dire. Il est juste de mauvaise humeur, enchaîna Abby.
— Non, juste mal élevé, marmonnai-je. À bientôt.
J’étais coincée, ma voiture était bloquée par celle de mon voisin. J’appuyai sans interruption sur le klaxon. Abby et Jack éclatèrent de rire avant de rentrer chez eux.
Je vis Edward arriver dans mon rétroviseur. Il avançait nonchalamment en tirant sur sa cigarette. Il ouvrit son coffre et y fit grimper le chien. Sa lenteur m’exaspérait, je tapai sur mon volant. D’une pichenette et sans un regard dans ma direction, il envoya son mégot sur mon pare-brise. En démarrant, il fit crisser ses pneus, et une vague d’eau crasseuse s’abattit sur ma voiture. Le temps d’actionner mes essuie-glaces, il avait disparu. Sale type.
Je devais trouver une technique pour éviter de me faire tremper à chaque fois que je sortais prendre l’air. Aujourd’hui, je m’étais encore fait avoir. Première décision, renoncer au parapluie, totalement inutile, puisque j’en avais cassé quatre en quatre jours. Deuxième décision, ne plus me fier aux rayons de soleil, qui disparaissaient aussi vite qu’ils arrivaient. Troisième et dernière décision, me préparer pour sortir lorsqu’il pleuvait, car le temps d’enfiler mes bottes, trois pulls, mon manteau et une écharpe, l’averse pouvait passer, et je réduirais le risque d’être mouillée. J’essaierais lorsque l’envie m’en prendrait.
Ma technique fonctionnait. C’est ce que je me dis en m’asseyant la première fois sur le sable pour contempler la mer. Le hasard m’avait guidée au bon endroit, j’étais comme seule au monde. Je fermai les yeux, bercée par le bruit des vagues qui s’échouaient à quelques mètres de moi. Le vent maltraitait ma peau et faisait couler quelques larmes, mes poumons s’emplissaient d’oxygène iodé.
D’un coup, je fus propulsée en arrière. J’ouvris les yeux pour me retrouver face à face avec Postman Pat qui me léchait le visage. J’eus les plus grandes difficultés à me relever. J’essayais tant bien que mal d’enlever le sable qui couvrait mes vêtements, quand le chien détala au son d’un sifflement.
Je levai la tête. Edward marchait un peu plus loin. Il était forcément passé tout près de moi, il ne s’était pas arrêté pour me dire bonjour. Ce n’était pas possible qu’il ne m’ait pas reconnue. Quand bien même, son chien venait de sauter sur quelqu’un, la moindre des politesses aurait été de venir s’excuser. Je pris le chemin du retour, bien décidée à en découdre. En bas du sentier qui menait aux cottages, je vis son 4X4 filer vers le village. Il n’allait pas s’en tirer à si bon compte.
Je grimpai dans ma voiture. Je devais trouver ce mufle et lui faire comprendre à qui il s’adressait. Très vite, je repérai son tas de boue garé devant le pub. Je pilai, sautai du véhicule et entrai dans le bar comme une furie. Je scannai la pièce pour repérer ma cible. Tous les regards convergèrent vers moi. Sauf un.
Edward était pourtant bien là, installé au comptoir, seul, penché sur un journal, une pinte de Guinness à la main. Je fonçai droit sur lui.
— Pour qui te prends-tu ?
Aucune réaction.
— Regarde-moi quand je te parle.
Il tourna la page de son journal.
— Tes parents ne t’ont pas appris la politesse ? Personne ne m’a jamais traitée de cette façon, tu as intérêt à t’excuser tout de suite.
Je me sentais devenir de plus en plus rouge sous l’effet de la colère. Il ne daignait toujours pas lever le nez de sa feuille de chou.
— Ça commence à bien faire ! hurlai-je en la lui arrachant des mains.
Il but une gorgée de bière, reposa sa pinte, soupira profondément. Son poing se crispa au point de faire ressortir une veine. Il se leva et planta son regard dans le mien. Je me dis que j’étais peut-être allée trop loin. Il attrapa un paquet de cigarettes qui traînait sur le bar et prit la direction du coin fumeurs. Au passage, il serra quelques mains, sans jamais y joindre la moindre parole ni le plus petit sourire.
La porte de la terrasse claqua. J’avais retenu mon souffle depuis qu’il s’était levé. Le silence avait envahi le pub, toute la population masculine s’était donné rendez-vous et avait assisté à la scène. Je m’affaissai sur le tabouret le plus proche. Je me dis que quelqu’un devrait un jour ou l’autre lui donner une bonne leçon. Le barman haussa les épaules en me jetant un coup d’œil.
— Un expresso, s’il vous plaît, lui commandai-je.
— Y a pas de ça ici.
— Vous n’avez pas de café ?
— Si.
Il fallait que je travaille mon accent.
— Bah alors, j’en prendrais bien un, s’il vous plaît.
Il sourit et partit dans un coin derrière le bar. Il posa un mug rempli d’un café filtre et clair. C’était raté pour mon petit noir au comptoir. Je ne comprenais pas pourquoi le barman restait planté devant moi.
— Vous allez me regarder boire ?
— Je veux juste être payé.
— Ne nous inquiétez pas, je comptais vous régler en partant.
— Ici, on paye avant de boire. Service à l’anglaise.
— O.K., O.K.
Je lui tendis un billet, il me rendit la monnaie aimablement. Quitte à me brûler, j’avalai à toute vitesse mon café et partis. Quel pays étrange, où les gens étaient tous gentils et accueillants, exception faite de ce rustre d’Edward, mais où l’on vous forçait à payer direct vos consommations. À Paris, ce charmant barman se serait fait remettre en place sans comprendre comment. Sauf qu’en France, ce même barman n’aurait pas été aimable, il n’aurait pas dégoisé un mot, quant à se fendre d’un sourire, même pas en rêve.
J’avais retrouvé mes repères. Je ne m’habillais plus, je mangeais n’importe quoi, n’importe quand. Je dormais une partie de la journée. Si le sommeil ne venait pas, je restais dans mon lit à observer le ciel et les nuages, bien au chaud sous la couette. Je comatais devant des niaiseries à la télévision, qui se transformaient en cinéma muet lorsque c’était en gaélique. Je parlais à Colin et à Clara en fixant leurs photos. Je vivais comme chez nous, à Paris, mais sans Félix. Cependant, le soulagement tant espéré ne venait pas. Aucun poids en moins sur la poitrine, aucun sentiment de libération. Je n’avais envie de rien, je n’arrivais même plus à pleurer. Le temps passait, et les journées me semblaient de plus en plus longues.
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