Elle reprit avec entrain sa visite guidée. À l’étage, ma salle de bains et ma chambre. J’allais pouvoir m’étaler en diagonale dans mon lit, c’était un double king size. Normal, au pays des géants.
— Abby, la coupai-je, merci, tout est parfait. Je ne vais manquer de rien.
— Pardonne mon enthousiasme, mais je suis tellement heureuse que quelqu’un habite le cottage pendant l’hiver, je t’attendais avec impatience. Je te laisse t’installer.
Je l’accompagnai dehors. Elle enfourcha un vélo et se tourna vers moi.
— Viens prendre un café chez nous, tu rencontreras Jack.
Pour ma première nuit, en signe de bienvenue, les éléments se déchaînaient. Le vent claquait, la pluie frappait les fenêtres, la toiture craquait. Impossible de trouver le sommeil malgré la fatigue et le lit confortable. Je repensais à cette journée.
Vider ma voiture avait été encore plus éprouvant que la remplir, mes valises étaient éparpillées à travers tout le séjour. J’avais été à deux doigts de baisser les bras en me rendant compte que je n’avais rien à manger. Je m’étais précipitée dans la petite cuisine. Les placards et le frigo débordaient. Abby avait certainement dû me le dire, et je ne l’avais pas remerciée. Quelle honte. Quelle incorrection de ma part. J’aurais l’occasion de la croiser un jour ou l’autre pour m’excuser. Comme elle me l’avait dit, Mulranny était vraiment minuscule ; une rue principale, une supérette, une station essence et un pub. Je ne risquais ni de me perdre ni de faire chauffer la carte bleue dans les boutiques.
L’accueil de ma propriétaire me rendait perplexe. Elle semblait attendre une relation privilégiée, ce n’était pas du tout prévu au programme. J’allais repousser au maximum son invitation, je n’étais pas là pour tenir compagnie à un couple de personnes âgées, je ne voulais faire connaissance avec personne.
J’avais tenu plus d’une semaine sans sortir du cottage, le plein de courses d’Abby et les cartouches de cigarettes embarquées m’avaient permis de survivre. Il m’avait aussi fallu tout ce temps pour ranger mes affaires. C’était difficile de me sentir chez moi, rien ne me rappelait ma vie d’avant. La nuit n’était pas éclairée par les lampadaires ni animée par les bruits citadins. Lorsque le vent faiblissait, le silence en devenait oppressant. J’aurais rêvé que mes voisins (toujours absents) fassent une grosse fête pour avoir une berceuse. Les odeurs entêtantes des pots-pourris n’avaient rien à voir avec celle du parquet ciré de notre appartement, et l’anonymat des commerces parisiens était définitivement très loin.
Je commençais à regretter de ne pas être sortie plus tôt, peut-être aurais-je évité tous ces regards braqués sur moi à mon entrée dans l’épicerie. Je n’avais pas besoin de tendre l’oreille. L’inconnue, l’étrangère que j’étais, alimentait les conversations. Les clients se retournaient sur mon passage, m’adressaient de petits sourires, un signe de tête. Certains me parlaient. Je répondais en grommelant. Je n’avais pas pour habitude de dire bonjour aux personnes que je croisais dans les magasins. Je déambulais dans les rayons. Il y avait de tout, alimentation, vêtements, et même des souvenirs à touristes. D’ailleurs, je devais être la seule folle à me risquer ici. Une constante, le mouton était partout, sur les tasses en porcelaine, au rayon boucherie pour le ragoût, et évidement dans les pulls et les écharpes. Ici, on élevait ces petites bêtes pour s’en nourrir et s’en vêtir. Comme au temps de la préhistoire avec les mammouths.
— Diane, je suis contente de te croiser ici, me dit Abby que je n’avais pas vue arriver.
— Bonjour, lui répondis-je après avoir sursauté.
— Je pensais passer chez toi aujourd’hui. Tout va bien ?
— Oui, merci.
— Tu trouves ce que tu veux ?
— Pas vraiment, il n’y a pas tout ce que je cherche.
— Tu veux dire ta baguette et ton fromage ?
— Euh… je…
— Hé, je te charrie. Tu as fini ?
— Je crois, oui.
— Suis-moi, je vais te présenter.
Un sourire éclatant aux lèvres, elle m’attrapa par le bras et me guida vers les uns et les autres. Je n’avais pas parlé à autant de monde depuis des mois. Leur gentillesse était presque dérangeante. Après une demi-heure de mondanités, je réussis enfin à prendre le chemin de la caisse. Je pouvais tenir le siège pendant au moins dix jours. Sauf que j’allais être obligée de sortir de chez moi, je n’avais trouvé aucune excuse pour refuser l’invitation d’Abby, j’avais simplement réussi à négocier quelques jours pour me préparer.
Il faisait bon vivre, chez mes propriétaires. J’étais confortablement installée dans le canapé, devant un grand feu de cheminée, une tasse de thé brûlant à la main.
Jack était un colosse à la barbe blanche. Son calme tempérait l’exaltation permanente de sa femme. Avec un naturel déconcertant, il s’était servi une pinte de Guinness à quatre heures de l’après-midi. Des rugbymen mangeurs de moutons et buveurs de bière brune , me dis-je pour compléter la description de Félix. Et la bière brune me fit aussitôt penser à Colin.
Je parvins toutefois à soutenir la conversation. Je l’avais d’emblée orientée sur leur chien, Postman Pat, qui m’avait sauté dessus à mon arrivée et qui depuis ne quittait pas mes pieds. Puis je parlai de la pluie et du beau temps — enfin surtout de la pluie —, et du confort du cottage. Après quoi je commençai à m’épuiser.
— Vous êtes d’ici ? finis-je par leur demander.
— Oui, mais on a vécu à Dublin jusqu’à ma retraite, répondit Jack.
— Et que faisiez-vous ?
— Il était médecin, le coupa Abby. Mais dis-nous plutôt ce que tu fais, toi, c’est bien plus intéressant. Et surtout, je suis curieuse de savoir pourquoi tu es venue t’enterrer ici.
M’enterrer, justement, la réponse tenait dans sa question.
— Je voulais voir du pays.
— Toute seule ? Comment se fait-il qu’une jolie fille comme toi ne soit pas accompagnée ?
— Laisse-la tranquille, la sermonna Jack.
— Ce serait trop long à vous expliquer. Bon, je dois vous laisser.
Je me levai, récupérai ma veste, mon sac à main et pris la direction de la sortie. Abby et Jack me suivirent. Je venais de jeter un froid. Postman Pat me fit trébucher à plusieurs reprises, il courut dehors dès que la porte fut ouverte.
— Ça ne doit pas être de tout repos, un gros bébé pareil ! leur dis-je (et je pensai alors à Clara).
— Oh, Dieu merci, il n’est pas à nous.
— À qui est-il ?
— Edward. Notre neveu. On le lui garde quand il est absent.
— C’est ton voisin, m’informa Abby.
J’étais déçue. J’avais fini par croire que la maison voisine resterait inoccupée, et ça me convenait. Je n’avais pas besoin de voisins. J’estimais mes propriétaires déjà bien trop proches.
Ils m’accompagnèrent jusqu’à ma voiture. Là, le chien se mit à aboyer et à remuer dans tous les sens. Un 4X4 noir maculé de boue venait de se garer devant la maison.
— Tiens, quand on parle du loup, s’exclama Jack.
— Attends deux minutes, on va vous présenter, me dit Abby en me retenant par le bras.
Le neveu en question descendit de voiture. Avec son visage dur et son air dédaigneux, il ne m’inspira aucune sympathie. Jack et Abby allèrent vers lui. Il s’adossa à sa portière en croisant les bras. Plus je le regardais, plus je le trouvais imbuvable. Il ne souriait pas. Il transpirait l’arrogance. Le genre à passer des heures dans la salle de bains à travailler son look d’aventurier négligé. Il se la jouait intouchable.
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