Ce matin-là, au lieu de rester dans mon lit, je décidai d’investir le gros fauteuil face à la plage. Après des jours passés à contempler le ciel, j’allais me divertir en regardant la mer. Je fis mes réserves de café et de cigarettes, m’enroulai dans un plaid et calai un coussin derrière ma tête.
Mon attention fut dissipée par des aboiements. Edward et son chien sortaient. C’était la première fois que j’apercevais mon voisin depuis l’épisode du pub. Il avait un gros sac sur l’épaule. Pour mieux voir ce qu’il fabriquait, je rapprochai mon fauteuil de la fenêtre. Il fila vers la plage. Ses cheveux bruns étaient encore plus en bataille que la fois précédente.
Il disparut de mon champ de vision en passant derrière un rocher. Il réapparut une demi-heure plus tard, posa son sac et fouilla dedans. Il m’aurait fallu des jumelles pour savoir ce qu’il trafiquait. Il s’accroupit, je ne voyais que son dos. Il resta dans cette position un long moment.
Mon ventre gronda, ce qui me rappela que je n’avais rien mangé depuis la veille. Je partis dans la cuisine me préparer un sandwich. Lorsque je revins au salon, Edward avait disparu. Ma seule occupation de la journée venait de s’achever. Je m’écroulai dans le fauteuil et avalai mon encas sans appétit.
Les heures passèrent, je ne bougeais pas. Mes sens s’éveillèrent en voyant les lumières de chez Edward s’éteindre. Il sortit en courant pour repartir exactement au même endroit que dans la matinée. Je passai mon plaid sur les épaules et sortis sur la terrasse pour mieux l’observer. Je distinguais un objet dans ses mains. Il le porta à hauteur de son visage, je crus reconnaître un appareil photo.
Edward resta là-bas une bonne heure. La nuit était tombée quand il remonta de la plage. J’eus tout juste le temps de me baisser pour qu’il ne me voie pas. J’attendis quelques minutes avant de rentrer chez moi.
Mon voisin était photographe. Voilà huit jours que mes journées se calaient sur les siennes. Il sortait à différents moments, toujours un appareil photo en main. Il arpentait toute la baie de Mulranny. Il pouvait rester immobile des heures durant, il ne réagissait ni à la pluie ni au vent qui parfois s’abattaient sur lui.
Grâce à mes investigations, j’avais appris un tas de choses. Il était encore plus intoxiqué que moi, il avait en permanence une cigarette aux lèvres. Son apparence, le jour de notre rencontre, n’avait rien d’exceptionnel, il était toujours débraillé. Il ne parlait jamais à personne, il ne recevait aucune visite. Jamais je ne l’avais vu tourner la tête dans ma direction. Conclusion, ce type n’était qu’un égocentrique. Il ne se préoccupait de rien ni de personne, en dehors de ses photos — toujours la même vague, toujours le même sable. Il était très prévisible, je n’avais pas besoin de le chercher trop longtemps. Suivant l’heure, il variait d’un rocher à l’autre.
Un matin, je n’avais pas regardé par la fenêtre pour vérifier qu’il était là. Mais plus le temps passait, plus je trouvais étrange de ne même pas entendre les aboiements de son chien qui le suivait partout. À ma grande surprise, je vis que sa voiture était partie. D’un coup, je pensai à Félix, je ne l’avais pas appelé depuis mon départ, c’était l’occasion. Je saisis mon portable et sélectionnai son numéro dans le répertoire.
— Félix, c’est Diane, m’annonçai-je lorsqu’il décrocha.
— Connais pas.
Il me raccrocha au nez. Je le rappelai.
— Félix, ne raccroche pas.
— Tu te souviens enfin de moi ?
— Je suis nulle, je sais. Pardon.
— Tu rentres quand ?
— Je ne rentre pas, je reste en Irlande.
— Tu t’éclates dans ta nouvelle vie ?
Je lui dis que mes propriétaires étaient charmants, que j’avais dîné plusieurs fois chez eux, que tous les habitants m’avaient accueillie à bras ouverts, que j’allais régulièrement prendre des verres au pub. Le bruit d’un moteur m’arrêta dans mon élan.
— Diane, tu es là ?
— Oui, oui, deux minutes s’il te plaît.
— Tu as de la visite ?
— Non, c’est mon voisin qui rentre chez lui.
— Tu as un voisin ?
— Oui, et je m’en passerais bien.
Je me mis à lui parler d’Edward.
— Diane, tu veux bien reprendre ta respiration ?
— Excuse-moi, mais ce type me met tellement les nerfs en pelote. Et toi, quoi de neuf ?
— C’est assez tranquille, en ce moment, je n’ouvre les Gens qu’à l’heure de l’apéro. J’ai organisé une soirée sur les plus grands débauchés de la littérature.
— Tu exagères.
— Je peux te garantir que si quelqu’un écrit un livre sur moi, je remporte le prix. Depuis que tu es partie, j’ai plus de temps et je traverse une période de faste, mes soirées sont hallucinantes et mes nuits torrides. Tes petites oreilles chastes n’en supporteraient pas le récit.
En raccrochant, trois constats s’imposèrent à moi. Félix ne changerait jamais, il me manquait, et mon voisin ne méritait pas mon attention. Je tirai les rideaux d’un coup sec.
Je m’étais secouée et j’avais tenté de renouer avec la lecture. Mais cet après-midi, le réconfort n’était pas au rendez-vous. Un courant d’air froid arrivait dans mon dos. Mes mains étaient gelées. Le cottage était encore plus silencieux que d’habitude. Je me levai, frottai mes bras et m’arrêtai un instant devant la baie vitrée, le temps était mauvais. De gros nuages obstruaient le ciel, la nuit allait tomber plus vite, ce soir. Je regrettais de ne pas savoir faire un feu de cheminée. En posant ma main sur un radiateur, je fus surprise par sa température. J’allais crever de froid si le chauffage était en panne. Je voulus allumer la lumière. La première lampe resta désespérément éteinte. J’appuyai sur un autre interrupteur sans plus de résultat. J’appuyais sur tous les interrupteurs. Plus de courant. Noir total. Et moi dedans. Toute seule.
Bien qu’il m’en coûtât, je courus tambouriner à la porte d’Edward. Je finis par avoir mal à la main à force de taper sur le bois. Je me décalai pour essayer de voir à travers une fenêtre. Si je restais seule une minute de plus, j’allais devenir folle. J’entendis de drôles de bruits derrière moi et je pris peur.
— Je peux savoir ce que tu fais ? questionna-t-on dans mon dos.
Je me retournai d’un bond. Edward me surplombait de toute sa hauteur. Je me décalai sur le côté pour lui échapper. Ma peur devint totalement irrationnelle.
— J’ai fait une erreur… je… je…
— Tu quoi ?
— Je n’aurais pas dû venir. Je ne te dérangerai plus.
Sans le quitter des yeux, je continuai à reculer dans le chemin. Mon talon buta sur une pierre, je me retrouvai les quatre fers en l’air, les fesses dans la boue. Edward s’approcha de moi. Il semblait furibard, mais me tendit la main.
— Ne me touche pas.
Il s’immobilisa, arqua un sourcil.
— Il fallait que je tombe sur une Française cinglée.
Je me mis à quatre pattes pour me relever. J’entendis le rire mauvais d’Edward. Je partis en courant chez moi et me barricadai à double tour. Puis je me réfugiai dans mon lit.
Mais en dépit des couvertures et des pulls, je grelottais. Je serrais mon alliance dans ma main. Il faisait nuit noire. J’avais peur. Les sanglots rendaient ma respiration laborieuse. J’étais totalement recroquevillée sur moi-même. Mon dos était douloureux à force de me contracter pour combattre les frissons. Je mordais mon oreiller pour éviter de hurler.
Je dormis par à-coups. L’électricité ne revint pas miraculeusement dans la nuit. Je me tournai vers la seule personne qui pouvait m’aider, fût-ce au téléphone.
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