— Café ? me demanda-t-il brutalement.
— Oui, répondis-je en avançant vers lui.
— Tu as faim ?
— Je mangerai plus tard, un café me suffit.
Il remplit une assiette et la posa sur le bar. L’odeur des œufs brouillés me donna l’eau à la bouche. J’y jetai un coup d’œil méfiant.
— Assieds-toi et mange.
Je lui obéis sans réfléchir. D’une part, je mourrais de faim, et d’autre part, son ton ne laissait pas place à la négociation. Edward me scrutait, debout, café à la main, clope au bec. Je portai la fourchette à la bouche, j’ouvris les yeux en grand. À défaut d’être aimable, c’était un cordon-bleu des œufs brouillés. De temps en temps, je levais le nez de mon assiette. Impossible de deviner ses pensées ni de soutenir son regard très longtemps. Je me mis à observer autour de moi. Un seul constat, Edward était bordélique. Il y en avait partout ; du matériel photo, des magazines, des livres, des tas de vêtements, des cendriers à moitié pleins. Un paquet de cigarettes entra en collision avec ma tasse, je tournai la tête vers mon hôte.
— Tu en crèves d’envie, me dit-il.
— Merci.
Je descendis de mon tabouret, pris ma dose de nicotine et me dirigeai vers la baie vitrée.
— Edward, je dois t’expliquer ce qui s’est passé hier.
— Tu ne dois rien du tout, j’aurais aidé n’importe qui.
— Contrairement à ce que tu crois, je n’ai pas l’habitude de me donner en spectacle comme ça, je veux que tu comprennes.
— Je me moque de ce qui t’a poussé à le faire.
Il se dirigea vers la porte d’entrée et l’ouvrit. Ce mufle me congédiait. Je fis une dernière caresse au chien, qui me collait toujours. Puis je passai devant son maître et sortis sur le perron. Je me mis face à lui pour le regarder droit dans les yeux. Personne ne pouvait être aussi dur.
— Au revoir, lâcha-t-il.
— Si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas.
— Je n’ai besoin de rien.
Il me claqua la porte au nez. Je restai devant un long moment. Quel con, ce mec.
Je dus faire un grand ménage de printemps pour remettre la maison en ordre. En matière de cuite et de gueule de bois, peu importe le pays, les effets étaient les mêmes.
Félix avait joué son rôle de thérapeute à merveille en m’écoutant de longues heures au téléphone. Je venais de traverser une nouvelle crise et j’étais encore debout. J’allais me lancer dans une nouvelle tentative de guérison.
Je cherchais le moyen d’y parvenir lorsqu’on frappa à la porte. Je fus surprise de découvrir mon voisin. Les dieux étaient contre moi. Je ne l’avais pas revu depuis que j’étais partie de chez lui, une semaine auparavant, et je ne m’en portais pas plus mal.
— Bonjour, dit-il sobrement.
— Edward.
— Finalement, j’ai un service à te demander. Peux-tu garder mon chien ?
— Abby et Jack ne le gardent pas, habituellement ?
— Je pars trop longtemps pour leur laisser.
— Que veux-tu dire par trop longtemps ?
— Deux semaines ou plus.
— Quand veux-tu que je le prenne ?
— Maintenant.
Il ne manquait pas de culot. Et il avait laissé tourner le moteur de sa voiture, histoire de bien me mettre le couteau sous la gorge. Comme je pris mon temps pour lui répondre, il eut un rictus et me dit :
— O.K., laisse tomber.
— Tu permets ? Je peux réfléchir ?
— Réfléchir ? Pour garder un chien ?
— C’est demandé si gentiment… D’accord, amène-le.
Il alla ouvrir le coffre de son 4X4, d’où Postman Pat sauta. Plus affectueux que son maître, il me fit la fête, ce qui m’arracha un sourire.
— J’y vais, dit Edward.
Il s’était installé au volant.
— Attends, il n’a pas de laisse ?
— Non, tu siffles, et il revient.
— C’est tout ?
Edward ferma sa portière et démarra en trombe. Toujours le même con. Et il prenait la sale habitude de me claquer toutes les portes au nez.
Voilà trois semaines que j’étais dog-sitter. Trois semaines. Edward se foutait de moi. Mais le chien était sympa ; mon meilleur ami du moment. Mon seul ami dans ce bled, en fait. Il me suivait partout, il dormait avec moi. Quand je me mettais à lui parler, je me faisais un peu peur. Genre vieille mémère à chien-chien. Même si en guise de chien-chien celui-ci tenait à la fois de l’âne et de l’ours. Un mélange indéfinissable.
Je découvrais les joies d’avoir un compagnon à quatre pattes. J’aimais ça, sauf quand il se sauvait. J’avais droit à une fugue quotidienne pendant notre balade sur la plage. J’avais beau m’escrimer à siffler, rien n’y faisait. Aujourd’hui, je m’inquiétais plus que d’habitude. Il avait disparu depuis trop longtemps.
J’étais en nage à force de courir sur la plage. Je crachais mes poumons. La tête penchée, les mains sur les genoux, je reprenais ma respiration quand je reconnus l’aboiement de Postman Pat. Il revenait vers moi accompagné d’une inconnue. Je mis ma main en visière. Plus elle s’approchait, plus je me disais que je n’aurais pas pu passer à côté de cette fille sans la remarquer. Elle devait avoir à peu près mon âge. Elle portait un mini-kilt avec des rangers aux pieds. La pneumonie la guettait, elle exhibait un décolleté plongeant à peine recouvert par un blouson de cuir. Une masse bouclée et auburn lui servait de tignasse. Avant d’arriver à ma hauteur, elle attrapa un bâton et le laça au loin pour le chien.
— Fous le camp, sale bête, dit-elle en riant.
Elle continua son chemin jusqu’à moi sans se départir de son sourire.
— Salut Diane, me dit-elle avant de m’embrasser.
— Bonjour, lui répondis-je interloquée.
— J’ai appris que c’était toi qui le gardais, je suis venue voir s’il ne te faisait pas trop de misères.
— Non, je m’en sors, sauf là.
— Oh, ne t’en fais pas, je ne compte pas le nombre de fois où j’ai fini le cul dans le sable en lui courant après. Il n’obéit qu’à Edward. En même temps, qui aurait envie de faire le fou avec mon frère ?
Elle éclata de rire, et moi, je n’étais pas certaine d’avoir tout saisi, tant son débit de parole était impressionnant.
— Edward est ton frère ?
— Oui. Oh, pardon, je ne me suis pas présentée, je suis Judith, sa petite sœur.
— Et moi Diane, mais tu le sais déjà.
— Bon, tu me payes un coup chez toi ?
Elle passa son bras sous le mien, nous fit faire demi-tour et nous entraîna en direction du cottage. Cette fille n’était pas la sœur d’Edward, leurs parents ne pouvaient pas avoir engendré deux enfants si différents. Leur seul point commun était la couleur de leurs yeux, ceux de Judith avaient l’exacte teinte de ceux d’Edward, le même bleu-vert.
Je la fis entrer, elle s’écroula directement dans le canapé et mit les pieds sur la table basse.
— Tu veux un café, un thé ?
— Tu es française il paraît, tu dois bien avoir une bonne bouteille de vin. C’est l’heure de l’apéro.
Cinq minutes plus tard, nous trinquions.
— Diane, je ne peux pas croire que tu sois aussi sauvage que mon frère. Pourquoi habites-tu ici ? C’est beau, d’accord, mais quelle idée as-tu eue ?
— C’est une expérience comme une autre, vivre toute seule face à la mer. Et toi, où habites-tu ?
— Au-dessus d’un pub à Dublin, il faudra que tu viennes.
— Peut-être un jour.
— Tu es là combien de temps ? Tu ne travailles pas ?
— Pas pour le moment. Et toi ?
— Je suis en vacances quelques jours, mais je bosse sur le port. Je gère les plannings des containers, ce n’est pas bien passionnant, mais ça paye le loyer et les factures.
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