— Pourquoi n’es-tu pas repartie en France ?
— Je ne m’y sens plus chez moi, répondis-je trop vite.
— Ici non plus, tu n’es pas chez toi.
— Attends, c’est pour ça que tu me ramènes ? C’est encore pour m’en mettre plein la figure ?
— La seule chose qui me préoccupe te concernant, c’est ta date de départ.
— Arrête ta putain de bagnole !
Il freina d’un coup sec. Je voulais sortir le plus vite possible, mais impossible de détacher ma ceinture.
— Tu as besoin d’aide ?
— La ferme ! hurlai-je.
Je réussis finalement à m’extirper de là et, pour une fois, c’est moi qui lui claquai la porte au nez. Enfin, la portière.
— Joyeux Noël ! me lança-t-il par la vitre baissée.
Je ne lui accordai pas l’ombre d’un regard et me mis en marche. Sa voiture me frôla en roulant dans une flaque, je fus trempée de la tête aux pieds. Douze ans d’âge mental, et encore. Il finirait par gagner, en plus de me taper sur les nerfs, il m’épuisait.
C’est en grelottant que je finis par arriver chez moi, pour m’y barricader.
Nous étions le 26 décembre, il était onze heures, et quelqu’un frappait à ma porte. Judith. Elle me bouscula pour entrer.
— Noël est fini !
Elle partit dans la cuisine se servir un café et revint s’écrouler dans le canapé.
— Il y a vraiment un truc pas net avec toi, me dit-elle. J’ai une faveur à te demander.
— Je t’écoute.
— Tous les ans, j’organise la soirée du 1 erde l’An.
Je me sentis blêmir. Je me levai et allumai une cigarette.
— Le patron du pub me connaît depuis toute petite, il ne peut rien me refuser. Tu sais, à Mulranny, il n’y a que des vieux, et ils ne sont vraiment pas branchés cotillons. Donc, il me prête le pub, et j’en fais ce que j’en veux. On a passé de sacrés moments, là-bas.
— J’imagine.
— À chaque fois, tous mes potes viennent, c’est de la folie furieuse. On picole, on chante, on danse sur les tables… Et cette année, nous aurons une Française parmi nous.
— Ah ? Nous sommes deux à Mulranny ?
— Arrête, Diane. Tu ne fêtes pas Noël, passons. Tu n’es pas la seule à avoir un problème avec les réunions de famille. Mais le réveillon, c’est une soirée entre amis, pour s’amuser, tu ne peux pas me refuser ça.
— Tu m’en demandes trop.
— Pourquoi ?
— Laisse tomber.
— O.K. Je veux que tu sois là, mais évite le musée des horreurs.
Je fronçai les sourcils.
— Oublie ton pantalon de yoga et ton sweat immonde.
Dans un autre style, elle devenait aussi chiante que son frère. Je soupirai et fermai les yeux avant de lui répondre.
— C’est bon, je viendrai, mais je ne resterai pas longtemps.
— C’est ce que tu dis. Allez, c’est parti, j’ai du pain sur la planche.
Elle fila comme une tornade. Je m’effondrai dans mon fauteuil, et me pris la tête entre les mains.
J’avais réussi à convaincre Judith que je pouvais me passer de son aide. Je savais encore m’habiller toute seule et je supposais que ses conseils vestimentaires auraient été du plus mauvais goût.
Je contemplais mon reflet devant la psyché de ma chambre. J’avais le sentiment d’être déguisée, et pourtant c’était moi que je redécouvrais. Je me regardai longuement dans le miroir. Le constat était simple, j’avais vieilli, j’étais marquée. Des rides avaient fait leur apparition, et à regarder de plus près, j’avais des cheveux blancs. Et puis je pensai à Colin. Alors, je masquai certaines traces de mon chagrin avec du maquillage. J’assombris mes paupières et appliquai une épaisse couche de mascara sur mes cils, je mis mes yeux en valeurs pour lui. Par réflexe, je nouai mes cheveux en chignon désordonné, quelques mèches tombaient dans mon cou, il les attrapait toujours. Je m’habillai en noir des pieds à la tête, pantalon, dos nu et escarpins. Mon seul bijou, mon alliance qui pendait entre mes seins.
J’étais devant le pub. Le parking était complet, la fête devait déjà battre son plein. J’allais me retrouver face à un tas d’inconnus. J’allais devoir parler, sourire et cela me semblait au-dessus de mes forces.
Je poussai la porte en soufflant un grand coup. La chaleur me surprit. C’était bondé, ça chantait, ça dansait, ça riait. Incontestablement, les Irlandais possédaient le sens de la fête. Je n’avais jamais vu ça. Je n’eus aucun mal à repérer Judith. Elle ne passait pas inaperçue avec sa crinière de lionne, son pantalon de cuir noir et son corset rouge. Je réussis à me frayer un chemin jusqu’à elle. Je lui tapotai légèrement l’épaule, elle se retourna et sembla troublée.
— Diane, c’est toi ?
— Oui, idiote !
— J’étais sûre qu’une femme fatale se cachait en toi. Fais chier, tu vas me voler la vedette !
— Arrête, sinon je m’en vais.
— Pas question, tu es là, tu restes.
— Je te l’ai dit, aux douze coups de minuit, je fais comme cendrillon, je m’éclipse.
Elle disparut quelques instants et revint en me tendant un verre.
— Bois, et on en reparla !
Ensuite, elle m’entraîna dans un tourbillon de présentations. Je rencontrai des gens charmants, ils avaient tous le sourire et une envie de s’amuser dépassant tout ce que j’avais pu imaginer. L’ambiance était bon enfant, rien de m’as-tu-vu. Les nombreux verres qu’on me servait au passage m’aidaient à me détendre et à me mettre dans le bain.
Grâce à mes sourires, je pus accéder au bar. Mon verre était vide depuis bien trop longtemps, et si je voulais tenir jusqu’à la prochaine année, je n’avais pas le choix. Je ne lésinai donc pas sur la dose d’alcool. Je sentis une présence à côté de moi, je ne m’en préoccupai pas et continuai à touiller mon cocktail. Si mon niveau de rhum était déjà élevé, celui de whisky de mon compagnon de bar frôlait le tsunami. Je connaissais ses mains, je les avais déjà vues. Contrariée, je levai la tête. Edward était accoudé au bar, il sirotait son verre et me regardait. J’eus l’impression d’être passée au détecteur de métaux.
— Ma sœur a encore fait des siennes, dit-il avec un rictus aux lèvres. Elle a toujours été fascinée par les chiens errants.
— Et toi, tu vas agresser combien de personnes ?
— Aucune, à part toi. Ce sont mes amis.
— Qui voudrait être ami avec toi ?
Je tournai les talons. La soirée s’annonçait encore plus difficile.
J’écoutais d’une oreille les conversations. Judith était à côté de moi, elle ne me lâchait pas, elle avait peur que je prenne la fuite. Mon attention fut distraite par la vue d’un crâne brun quasiment rasé. Je bousculai tout le monde sur mon passage pour en approcher.
— Félix !
Il se retourna et me vit. Il courut dans ma direction. Je me jetai dans ses bras, il me fit tourner dans les airs. Je riais et je pleurais dans son cou. Il me compressait, mais avoir un câlin étouffant de Félix valait tous les bleus que je récoltais.
— Quand j’ai eu ton message, je n’ai pas pu résister.
— Merci tu m’as tellement manqué.
Il me reposa au sol, et mit ses mains de chaque côté de mon visage.
— Je t’avais bien dit que tu ne pouvais pas te passer de moi !
Je lui mis une calotte derrière la tête. Il me reprit contre lui.
— Ça fait du bien de te voir.
— Combien de temps restes-tu ici ?
— Je repars demain soir.
Je resserrai mes bras autour de sa taille.
— On boit où dans ton bar ?
Je l’attirai vers le comptoir en lui tenant la main. Il but cul sec un premier verre et s’en resservit un deuxième. Il partait du principe qu’il avait déjà un train de retard. Il n’oublia pas de remplir mon verre au passage.
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