— Encore toi ! me dit-il en décrochant.
— Ouais… tu es prêt à me supporter à nouveau ?
— Hein ?
— Je rentre.
— Tu quoi ?
— Je reviens à Paris.
— Yallah ! Je vais organiser une grosse fête. Et puis, tu vas venir t’installer chez moi…
— Stop. Surtout pas de fête. Et je vais habiter le studio au-dessus des Gens.
— Tu es malade, c’est un taudis.
— Il est très bien. Et puis ça permettra d’ouvrir à l’heure.
— Parce que tu comptes bosser ? Ça, c’est la meilleure.
— Et pourtant, c’est vrai. Rendez-vous aux Gens.
— Pas si vite. Je viens te chercher à l’aéroport.
— Pas la peine, je vais me débrouiller toute seule. Je sais faire ça, maintenant.
Trois heures plus tard, le cœur lourd, je me rendis chez Abby et Jack. Judith m’ouvrit.
— Que fais-tu là ? lui dis-je.
Elle me sauta au cou.
— Où est mon frère ? J’ai croisé la salope, hier soir, elle draguait tout ce qu’elle pouvait dans un pub. J’ai sauté dans ma voiture pour vous féliciter.
— C’est bien que tu sois là, je dois vous parler à tous les trois.
— Que se passe-t-il ?
— Allons voir Abby et Jack.
Elle me laissa passer. Abby me prit dans ses bras en me lançant des « ma chérie ». Il avait fallu que Judith l’ouvre. Elle avait dû leur raconter qu’Edward et moi filions le parfait amour. Mes yeux s’embuèrent, je croisai le regard perspicace de Jack, il avait déjà compris. J’allai plomber l’ambiance en moins de deux.
Nous nous assîmes. Abby et Judith s’agitaient dans le canapé. Seul Jack conservait son calme, il m’observait.
— Tu t’en vas, n’est-ce pas ? me demanda-t-il.
— Oui.
— Quoi ? Mais c’est quoi, cette histoire ? cria Judith.
— Ma vie est à Paris.
— Et Edward ?
Je piquai du nez et me ratatinai.
— Je croyais que tu l’aimais. Tu ne vaux pas mieux que l’autre, tu as profité de lui, et tu le laisses tomber.
— Judith, ça suffit, intervint Abby.
— Quand pars-tu ? me demanda Jack.
— Après-demain.
— Si vite, s’exclama Abby.
— C’est préférable. Il y a autre chose… quand j’ai expliqué à Edward ma décision, il est parti, il n’est pas revenu chez lui, ça fait trois jours. Je ne sais pas où il est… je suis désolée.
— Ce n’est pas ta faute, me dit Jack.
Judith sauta du canapé et prit son téléphone.
— Répondeur ! râla-t-elle. Il va nous refaire son trip bête sauvage. On a déjà subi ça une fois, pas deux. Fais chier !
Rouge de colère, elle balança son portable et fit comme si je n’existais pas.
— Il est temps que j’y aille, leur annonçai-je.
Je pris la direction de la sortie. Ils me suivirent tous les trois. Du coin de l’œil, je vis Jack prendre sa femme par les épaules. La tristesse et l’inquiétude se lisaient sur leurs visages. Sur le seuil de la porte, Abby m’attrapa dans ses bras.
— Donne-nous de tes nouvelles.
— Merci pour tout, lui répondis-je en luttant contre les larmes.
Je lui rendis son étreinte, déposai un baiser sur la joue de Jack et me tournai vers Judith.
— Je t’accompagne à ta voiture, me lança-t-elle sans un regard.
J’ouvris ma portière, lançai mon sac à l’intérieur. Judith ne disait rien.
— Ai-je perdu une amie ? lui demandai-je.
— Tu as décidé d’être conne. J’ai déjà assez de mon frère à gérer…
— Tu t’occuperas de lui ?
— Fais-moi confiance pour lui botter le cul.
— Je ne sais pas quoi te dire. J’aurais voulu que ça se…
— Je sais, me coupa-t-elle en me regardant droit dans les yeux. Je peux venir te voir à Paris, si l’envie me prend ?
— Quand tu veux.
Je commençai à pleurer et je vis les yeux de Judith se remplir de larmes aussi.
— Sauve-toi, maintenant.
Je la serrai dans mes bras avant de monter en voiture. Je partis sans lui jeter un regard de plus.
Je fis un grand ménage de printemps pour faire disparaître toute trace de mon passage. Mes valises s’entassèrent d’abord dans l’entrée, puis dans ma voiture. En fermant le coffre, je regardai le cottage voisin, désespérément dénué de toute présence. Mes dernières heures irlandaises se déroulaient dans la plus grande solitude.
Je passai mon ultime nuit assise sur le canapé, à attendre je ne sais quoi. Le soleil était à peine levé quand je mis fin à ce calvaire. J’avalai un café et fumai une cigarette en faisant une dernière fois le tour du propriétaire.
Dehors, il faisait sombre, il pleuvait, et des rafales de vent s’abattaient sur moi. Jusqu’au bout, je subirais le climat irlandais, il me manquerait.
J’eus la nausée en fermant la porte. J’y appuyai mon front. Il était temps de partir, je me tournai vers ma voiture, et me figeai. Edward était là, le visage fermé. Je courus et me jetai dans ses bras en pleurant. Il me serra contre lui et caressa mes cheveux. Je respirai son parfum à pleins poumons. Ses lèvres se posèrent sur ma tempe, il les pressa fortement sur ma peau. C’est ce qui me donna le courage de lever les yeux vers lui. Il posa sa grande main sur ma joue, je m’appuyai sur sa paume. Je tentai de lui sourire, ce fut un échec. Mes mains toujours agrippées à lui le lâchèrent. Il ancra ses yeux dans les miens, pour la dernière fois, je le savais, et partit en direction de la plage. Je montai dans ma voiture et démarrai. Les jointures de mes mains étaient blanches à force de serrer le volant. Un dernier regard dans le rétroviseur, il était là, sous la pluie, face à la mer. Les larmes brouillèrent ma vue, je les essuyai du revers de la main et démarrai.
Je sortis du taxi devant les Gens. Le chauffeur déposa mes valises sur le trottoir. C’était fermé. Pas de Félix en vue. J’étais à la porte. Je collai mon front à la vitrine. Tout était sombre et semblait poussiéreux. Je m’assis sur un de mes sacs de voyage. J’allumai une cigarette et me mis à observer autour de moi.
Retour à la case départ. Rien n’avait changé ; les citadins pressés, la circulation infernale, l’agitation des commerces. J’avais oublié à quel point les Parisiens faisaient la gueule en permanence. Un stage de chaleur humaine irlandaise devrait être obligatoire au programme scolaire. Je pensais ça, mais je savais pertinemment que, dans moins de deux jours, j’aurais le même visage blafard et peu avenant qu’eux.
Une heure que je poireautais. Félix arrivait au loin. Et je me dis que lui avait beaucoup changé. Il rasait les murs, casquette sur la tête, camouflé derrière le col de sa veste. Quand il fut devant moi, je découvris un énorme pansement en travers de son visage.
— Je ne veux rien entendre, me dit-il.
J’éclatai de rire.
— Je comprends mieux pourquoi c’est fermé.
— Il n’y a que ton retour qui pouvait me sortir de chez moi. Bon sang, tu es vraiment là (il me pinça les joues). C’est dingue, c’est comme si tu n’étais jamais partie.
— Ça me fait tout drôle, tu sais.
La fatigue accumulée commençait à me peser. Je me glissai dans ses bras et me mis à pleurer.
— Ne te mets pas dans cet état pour moi. Ce n’est qu’un nez cassé.
— Idiot.
Il me berça en m’étouffant contre lui. Je ris à travers mes larmes.
— Je n’arrive plus à respirer.
— Tu veux vraiment habiter là-haut ?
— Oui, ce sera parfait.
— Si tu veux te la jouer étudiante sans le sou, c’est ton problème.
Il m’aida en portant une partie de mes valises. Il donna un coup d’épaule pour ouvrir la porte de l’immeuble.
— Oh que ça fait mal.
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