* * *
— Mia ? Je te propose de passer le week-end dans un lieu qui serait pour toi un sommet d’exotisme.
— Tu sais que pour m’épater en matière d’exotisme…
— Un lieu chargé d’Histoire, qui serait à sa manière comme une synthèse de toutes les cultures humaines. Plein d’un savant désordre, mais propice à l’introspection. Un des très rares espaces au monde encore préservés du chaos des technologies, où l’on peut s’écouter penser, où l’épure du décor favorise la paix intérieure.
— Où ça ?
— Chez moi.
Son trois-pièces au cœur du Quartier latin gardait malgré les années un faux air bohème. Un parquet grinçant, des murs recouverts de bibliothèques et de dossiers, une odeur de papier journal et d’encens, une cuisine de vieux garçon, une chambre à coucher d’étudiant. Pour Philippe, il s’agissait d’un test : Mia était-elle prête à se passer de son habituel confort de V.I.P. pour s’immerger dans un univers à l’opposé du sien ? Était-elle, tout simplement, curieuse de lui ?
Elle arriva le samedi en fin d’après-midi, se posa dans un fauteuil hors d’âge et n’en bougea plus, comme prisonnière d’une citadelle de savoir.
— Sais-tu que se sont assis dans ce fauteuil tout ce que la France compte d’esprits critiques ? Des éditorialistes encartés, des chercheurs persévérants, des essayistes désenchantés, des ethnologues centenaires, des biographes impitoyables, des universitaires affligés, des catastrophistes bons-vivants, des crypto-nietzschéens, des postexistentialistes, des visionnaires désabusés, des académiciens toujours verts, et même un ou deux ministres en mal de repères. Tu es sans doute la première top model.
Mia, fascinée par tant de rigorisme, légèrement étourdie par l’écrasante quantité d’ouvrages autour d’elle, posa la plus prévisible des questions :
— As-tu vraiment lu tous ces bouquins ?
— Presque tous. Pour les autres, c’est prévu.
— Même L’économie des sociétés primitives ? dit-elle en saisissant un volume au hasard.
— Passionnant !
Elle posa une autre question, plus sensible, sur ses propres lacunes, son manque absolu de références, en s’excluant elle-même des sphères de la pensée — à force de côtoyer un philosophe connu, ce complexe-là avait fini par apparaître. Quand elle avait tenté de lire son essai sur la mémoire-miroir, elle avait eu l’impression que cent autres lui manquaient pour tenter de le comprendre. Entre les renvois à Platon, les références à une tribu océanienne et les citations de Spinoza, elle s’était perdue entre divers concepts qui tous avaient déjà été traités par des dizaines d’ouvrages répertoriés dans la bibliographie. Chaque fois que, dans la vie, elle pensait avoir découvert une vérité essentielle, celle-ci était contredite une heure plus tard par un autre courant de pensée. Il n’était pas rare de voir le philosophe démenti par le psychanalyste, le psychanalyste par le chimiste, le chimiste par le sociologue, et le sociologue par le philosophe.
— Alors on fait quoi, nous autres , sinon abdiquer ?
Hors de son territoire, Philippe aurait fourni une réponse toute faite, puisque le point que soulevait Mia — y a-t-il du sens au sens ? — lui revenait à la figure comme une tarte à la crème. Ce soir-là, enveloppé dans ses bibliothèques comme dans un bon vieux manteau, il avait envie d’encourager les premiers pas timorés de sa compagne sur des sentiers, battus pour lui, mais en friche pour tant d’autres. Il devait chasser en elle l’idée que la vie intellectuelle était un puzzle infini dont il lui manquerait toujours une pièce. La débarrasser de l’idée de comprendre pour se donner une chance de ressentir. Être à l’écoute d’elle-même et non des injonctions contradictoires des meneurs d’opinion, aussi bien les sincères que les imposteurs. Lui démontrer que celui qui confesse n’avoir ni l’outil ni la matière a déjà tant de convictions, de vécu, d’intuitions, qu’il suffirait d’un simple déclic pour combiner entre elles ses propres expériences, et connaître une épiphanie , une de ces illuminations qui frappent si fort qu’elles éclairent à jamais le chemin qui reste à parcourir.
À la suite de quoi, ils firent l’amour, sans se demander si cela avait du sens.
* * *
Agnieszka et Yves s’étreignirent jusque tard en laissant échapper de petits soupirs intelligibles en toutes langues. Elle semblait prendre du plaisir à sa séance de travail, et quand bien même ce n’aurait pas été le cas, Yves lui était reconnaissant d’avoir fait preuve d’une belle ardeur. À deux heures du matin, il agença sur la table une série de zakouskis choisis le matin même chez un traiteur polonais, puis sortit du congélateur une bouteille de vodka rouge et deux petits verres givrés.
— A kiedy przyjmujesz Szwedkę, to podajesz akwawitę ?
À son intonation, il crut saisir un soupçon d’ironie.
— J’ai fait un détour par le X earrondissement pour trouver ces trucs-là. Dis-moi ce que tu en penses.
Elle avala d’un trait son shot de vodka au piment et se tapota la poitrine du plat de la main pour faire passer la brûlure.
— Pieprzówka… Nie wiedziałeś o tym, ale trafiłeś akurat na taką jaką lubię.
Agnieszka, elle aussi, avait renoncé à l’idée de communiquer, du moins par la parole, et s’amusait, tout comme Yves, à bavarder sans se soucier d’être comprise — après tout, qu’avaient-ils à se dire de si précieux ? En savourant un second pirojki, elle brandit son verre déjà vide. La sensation d’apaisement que lui procura la vodka en annonçait une autre : elle allait gagner durant ces deux jours de quoi partir en thalasso pour rattraper des milliers de nuits de retard, et abandonner son corps à des mains expertes mais dénuées d’intentions malignes.
* * *
À la brasserie, le service du samedi soir se terminait vers les deux heures et se prolongeait souvent par un verre au comptoir, le temps pour la brigade de coordonner le prochain planning avant la coupure du dimanche. Après s’être étourdi d’un calva bien tassé, Denis était rentré se glisser dans son lit sans réveiller l’intruse — c’était le terme qui la désignait le mieux, comme le rappel permanent d’un danger. Il dormit jusque tard mais pas encore assez pour se réparer de la fatigue accumulée par les horaires qu’il s’imposait. Il sentit son palais lui réclamer une tasse de thé et se leva, traversa le salon sans y faire de mauvaise rencontre, mais une vision d’épouvante l’attendait en cuisine : Marie-Jeanne, l’éponge à la main, remettait un peu d’ordre et nettoyait les surfaces.
— Qui vous a permis de toucher à quoi que ce soit ?
— … ?
— Au cas où vous ne le sauriez pas, je travaille dans la restauration. Je sais ce qu’est une cuisine et comment on la tient.
— J’ai juste déplacé quelques ustensiles posés sur le plan de travail, mais je ne le ferai plus.
— Si on se laisse envahir par le bordel pendant le service on est foutus, mais ce que vous avez vu sur le plan de travail n’en était pas.
— Désolée…
— Vous vous êtes dit quoi ? Tant qu’à être ici autant me rendre utile ? Ou bien quelque chose du genre : « Ah ces hommes, dès qu’on les met dans une cuisine… » ?
— Rien de tout ça.
— N’essayez pas de vous rendre utile, vous ne serez jamais utile dans cette maison. Vous êtes le contraire de l’utile, vous encombrez. Si encore j’habitais dans un palace, avec des couloirs à perte de vue et des enfilades de pièces dans lesquelles je n’entre jamais, je pourrais un jour, par hasard, pousser la porte d’un débarras et vous y trouver, auquel cas je la refermerais illico et vous y laisserais en prenant soin de vous oublier. Mais là ! Vous vivez dans le salon ! La pièce centrale ! On entre et on tombe sur vous !
Читать дальше