– C’est donc un écrivain.
– Oh! monsieur le Capitaine, c’est un visiteur mal élevé, puisque dans une maison comme il faut, devant les demoiselles, mon Capitaine, au beau milieu du plancher…
– Voyons! voyons! Du calme! Je t’en ficherai une maison comme il faut! Eh bien! vieille, continua-t-il sur un ton plus doux, je te pardonne. Je t’avais pourtant prévenue, je t’avais prévenue trois fois. S’il se produit encore un seul scandale chez toi, respectable Louisa Ivanovna, je te fais coffrer, comme on dit dans le grand style. Ainsi donc un écrivain, un littérateur a pris douze roubles pour la basque de son habit.
– Ilia Petrovitch, dit de nouveau à voix basse le greffier; le lieutenant le regarda vivement. Le jeune homme hocha légèrement la tête.
– Naturellement. Les voilà bien, ces littérateurs! (Et il me jeta un regard mi-sévère, mi-moqueur) avant-hier, dans un cabaret, il est arrivé une histoire du même genre: un monsieur qui avait dîné et qui refusait de payer, ou, disait-il, je vous décris dans une pièce satirique. Un troisième a injurié, l’autre semaine, à bord d’un bateau, une famille respectable: un conseiller d’État, sa fille et sa femme. Il y a trois jours, dans une confiserie, des officiers ont ordonné de chasser à coups de pied un écrivaillon. Les voilà, les auteurs, les littérateurs, les étudiants, les prophètes! Diable! Et vous, pourquoi donc ne vous êtes-vous pas présenté plus tôt? s’adressa-t-il à un homme vêtu d’une sibirka et d’un gilet crasseux en soie noire et qui avait l’air d’un petit-bourgeois. Et toi, file, tu viendras encore me parler de maison comme il faut. Au beau milieu!…
Louisa Ivanovna se mit à saluer de tous côtés avec une expression d’aimable dignité; tout en continuant à tirer ses révérences elle s’approcha de la porte. Mais, arrivée sur le seuil, elle bondit de nouveau, car elle venait de heurter du dos un bel officier au visage frais et ouvert orné de superbes favoris d’un noir de jais; c’était Nikodim Fomitch, le commissaire du quartier lui-même. Louisa Ivanovna s’empressa de s’incliner jusqu’à terre et s’enfuit d’un petit pas sautillant.
– De nouveau du vacarme! de nouveau foudre et éclairs, trombe et ouragan, dit d’un ton amical et aimable Nikodim Fomitch à Alexandre Ilitch. On a encore dû vous mettre hors de vous, et vous vous êtes emporté. Je vous ai entendu de l’escalier.
– Eh bien, prononça Alexandre Ilitch, en passant à sa table avec je ne sais quels papiers; il remuait artistement les épaules à chaque pas, minaudait visiblement et faisait le beau.
Voici, voyez-vous, un littérateur, il m’indique de la tête, c’est-à-dire un étudiant, ou plutôt un ancien étudiant, Monsieur ne paie pas ses dettes, signe des billets, refuse de quitter son appartement, provoque des plaintes continuelles contre lui, pourtant il a daigné se formaliser parce que j’ai allumé une cigarette en sa présence. Il fait l’insolent, mais regardez-le tel qu’il est ici sous son aspect le plus attrayant.
– Pauvreté n’est pas vice, mon ami, mais quoi, on sait bien que vous êtes vif comme poudre. Sans doute quelque chose vous aura vexé et vous vous êtes emporté, continuait Nikodim Fomitch, en s’adressant à moi avec amabilité, mais en cela vous avez eu tort. C’est une personne excellente, ex-cel-lente, c’est vrai, seulement ce n’est pas un homme, c’est de la poudre. Il s’emporte, il bout, il se met hors de lui, et puis, c’est fini, tout est passé, il ne reste que de l’or pur, que de la noblesse d’âme. Et quelle noblesse! Au régiment on l’avait déjà surnommé «lieutenant-poudre».
– Et quel régiment c’était, fit Alexandre Ilitch, très content qu’on l’ait loué, tout en le taquinant agréablement, et il remua les épaules.
Quant à moi j’éprouvai soudain une disposition joyeuse et expansive, un désir de leur dire à tous quelque chose d’extrêmement plaisant.
– Excusez-moi, Capitaine, commençai-je, je suis prêt à demander pardon à monsieur, si je l’ai en quelque sorte… je… je suis un pauvre étudiant, malade, accablé par la misère (c’est ainsi que j’ai dit: accablé). Je suis un ancien étudiant, car je n’ai plus de quoi vivre… Mais je dois recevoir de l’argent. J’ai ma mère et ma sœur qui habitent dans la province de S… Elles m’enverront quelques roubles. Alors je paierai. J’ai des leçons… j’en trouverai, je paierai tout. Ma logeuse est une bonne femme, mais elle a été tellement fâchée de ne pas être payée depuis quatre mois – car j’ai perdu mes leçons – qu’elle ne m’envoie plus mes dîners. Je ne m’explique pas ce que signifie ce billet. Elle exige à présent que je m’acquitte de cette dette, mais où prendre l’argent pour la payer?
– Pourtant…, fit le greffier… vous avez signé ce billet et, par conséquent, contracté l’obligation de payer, observa le greffier.
– Permettez-moi de vous expliquer, permettez, tout cela est exact, l’interrompis-je avec précipitation et continuai en m’adressant non pas à lui mais à Nikodim Fomitch et en faisait tout mon possible pour attirer l’attention d’Alexandre Ilitch bien que celui-ci fît semblant de s’occuper de ses paperasses et affectât dédaigneusement de ne pas me remarquer, permettez-moi de vous expliquer que je vis chez elle depuis plus de deux ans, depuis que je suis arrivé de la province, et que, dans le temps, mais oui, pourquoi ne pas l’avouer? tout au début… j’ai… j’ai promis d’épouser sa fille… à vrai dire, je n’étais point amoureux, c’était autre chose… d’ailleurs je ne veux pas insinuer que quelqu’un m’ait forcé, j’agissais de mon propre gré… À cette époque ma logeuse m’a offert un large crédit. Je menais une vie toute différente, j’étais fort léger…
– Quels détails intimes, ricana Alexandre Ilitch…
– Permettez, l’interrompis-je de nouveau. Il y a un an la jeune fille est morte du typhus. Je vous ai déjà dit que je n’étais pas amoureux d’elle, j’étais frivole. Je suis resté locataire, comme par le passé, et ma logeuse, lorsqu’elle a emménagé dans l’appartement qu’elle occupe à présent, m’a déclaré d’une façon amicale et sur un ton très ému, qu’elle avait pleine confiance en moi et cætera… mais qu’elle serait contente si je lui signais un billet de soixante-quinze roubles, somme que, à son avis, je lui devais. Permettez: elle m’a dit précisément qu’une fois l’effet signé, elle me ferait crédit autant que je le voudrais et que jamais, au grand jamais, – ce sont ses propres paroles, elle ne ferait usage de ce billet et attendrait que je le paie moi-même. Elle pleurait en me disant tout ça. Je vous avoue que j’ai été très touché; j’ai signé le papier, malgré que, je le répète, je n’avais pas été très épris de sa fille, du tout, et n’avais agi que par légèreté d’esprit… maintenant que j’ai perdu mes leçons et que je n’ai plus de quoi manger, ma logeuse ne se contente pas de me priver de dîner, mais, parce que je lui dois son loyer de quatre mois, elle me fait encore présenter cet effet. Qu’en dites-vous! Excusez-moi, mais c’est, mais c’est… Que dire à présent?
– Tous ces détails sentimentaux, m’interrompit avec dédain Alexandre Ilitch, ne nous regardent point, Monsieur, vous feriez mieux de les garder pour vous et de nous donner la déclaration et l’engagement; quant à l’histoire de vos amours et à tous ces passages tragiques, ils ne nous intéressent en aucune façon.
– Tu es trop dur… murmura Nikodim Fomitch, en me jetant un regard de compassion. D’ailleurs il se dirigea aussitôt vers la table d’Alexandre Ilitch, s’installa devant elle et se mit à parapher des papiers.
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