Fédor Dostoïevski - Prohartchine

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M. Prohartchine est un «pauvre-riche». Cette nouvelle est tirée de l'histoire véridique d'un avare lue dans les journaux de la capitale, un «nouvel Harpagon mort en pauvreté sur des monceaux d'or. C'était un conseiller titulaire en retraite. Il ne payait que trois roubles par mois pour loger dans un coin derrière le paravent. Il se plaignait toujours de sa pauvreté et la dernière année avant sa mort il ne paya pas son loyer. Il se refusait des mets chauds même aux derniers jours de sa maladie. Après sa mort, on trouva dans ses effets cent soixante-neuf mille vingt-deux roubles en argent et en billets de banque». La lecture de ce fait divers impressionna Dostoïevski. Il poursuit: «C'est alors que j'ai vu passer dans la foule une figure non réelle, mais fantastique. Elle portait un vieux manteau qui lui servait sûrement de couverture pendant la nuit. Elle me croisa et cligna en me regardant de son oeil mort, sans lueur et sans force, et je compris que c'était le même Harpagon qui était mort avec son demi-million! Et voici qu'un personnage surgit devant moi, très semblable au Chevalier Avare de Pouchkine. Il me sembla soudain que mon S. était un personnage colossal. Il quitta le monde et toutes ses tentations et se retira derrière son paravent. Qu'est-ce, pour lui, que tout ce vain clinquant, tout notre luxe? A quoi bon la commodité et le confort? Non, il n'en a pas besoin, il possède tout cela sous son oreiller, sous sa taie non changée depuis l'année dernière. Il n'a qu'à siffler, et tout ce dont il a besoin lui viendra en rampant. S'il le veut, maintes personnes lui adresseront des sourires attentifs. Il est au-dessus de tous les désirs… Mais pendant que je rêvais ainsi, il me sembla que je volais Pouchkine.»

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Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski

Prohartchine

Traduction J. -Wladimir Bienstock

Prohartchine (Gospodine Prohartchine), écrit en 1846, a paru dans «Les Annales de la Patrie» en octobre 1846, t. XLVIII.

I.

Le plus sombre, le plus humble coin du logement d’Oustinia Féodorovna, Sémione Ivanovitch Prohartchine l’occupait. C’était un homme déjà mûr, très sage et qui ne buvait pas. Petit employé, il n’avait d’appointements que juste ce que comportaient ses capacités et Oustinia Féodorovna estimait ne pouvoir décemment lui demander plus de cinq roubles par mois. D’aucuns ne voyaient dans cette longanimité qu’une conséquence de certain calcul tendancieux; en tout cas, était-ce pour faire la nique aux médisants? – elle en était venue à traiter M. Prohartchine comme un favori, mais en tout bien, tout honneur. Notons qu’Oustinia Féodorovna, femme des plus respectables et de forte corpulence, et qui faisait preuve d’un penchant très vif pour les viandes et le café en même temps que d’un dégoût marqué pour les jours maigres, avait encore d’autres locataires. Mais ceux-ci payaient deux fois plus cher que Sémione Ivanovitch. Ces êtres turbulents, ces «mauvais blagueurs» s’étaient ruinés dans l’esprit de la logeuse en se moquant d’elle et de sa situation de veuve sans défense. Sans leur ponctualité à payer leurs loyers, elle n’eût jamais consenti, je ne dis pas à les héberger, mais seulement à les voir.

Sémione Ivanovitch avait été promu favori d’Oustinia Féodorovna du jour qu’on avait conduit au cimetière de Volkovo certain cadavre qui, de son vivant, avait trop aimé les liqueurs. Retraité du service civil – pour ne pas dire chassé, ce personnage, en dépit de son œil crevé et de sa jambe manquante – perdus, à ce qu’il disait «dans un accident de bravoure» – ce personnage n’en avait pas moins su gagner toutes les faveurs dont Oustinia Féodorovna pouvait être la dispensatrice et sans doute eût-il encore longtemps vécu en pique-assiette s’il ne fût subitement mort en ivrogne fieffé à la suite de libations immodérées. Cela se passait à Pieski alors qu’Oustinia Féodorovna n’avait que trois locataires, sur lesquels, après transfert et extension de l’établissement, il ne lui resta plus que le seul M. Prohartchine.

Faut-il en incriminer les incontestables défauts de M. Prohartchine ou ceux de ses nouveaux commensaux? mais, dès le début, les relations ne semblaient pas des plus excellentes. Il faut qu’on sache que les nouveaux pensionnaires d’Oustinia Féodorovna vivaient en vrais frères. Plusieurs étaient employés dans les mêmes bureaux. Ils perdaient tour à tour leur paie en jouant entre eux chaque premier du mois; tous aimaient à jouir en compagnie des joies de l’existence. Ils se plaisaient aussi parfois à deviser de choses élevées, bien que tout ne se passât pas alors sans escarmouches, mais l’accord se rétablissait bientôt, les préjugés étant bannis de cette république.

Les plus remarquables de ces messieurs étaient Marc Ivanovitch, homme de sens et versé dans les lettres, Oplévaniev, locataire, et Prépolovienko, plein de bravoure et de simplicité. Il y avait aussi Zénobi Prokofitch dont l’unique objectif était d’accéder au grand monde, et le greffier Okéanov, qui avait failli un instant remporter la palme des faveurs d’Oustinia Féodorovna. Il y avait encore un autre greffier, Soudbine, et le bourgeois Kantariov et d’autres. Mais Sémione Ivanovitch, à ce qu’il semblait, n’avait point d’amis parmi eux.

Personne, certes, ne lui voulait de mal, d’autant que, dès les premiers jours, chacun lui avait rendu justice, l’estimant bon et doux, sans grande habitude du monde, mais de rapports très sûrs. Sans doute, il avait ses défauts, mais on pensait que le seul dont il pût éventuellement avoir à souffrir était son manque complet d’imagination.

Outre ce défaut, M. Prohartchine n’avait pas un extérieur de nature à impressionner favorablement qui que ce fût, et c’est à l’apparence que s’attachent le plus volontiers les railleurs; cependant cet aspect mal prévenant n’avait pas eu pour lui de fâcheuses conséquences. En effet, Marc Ivanovitch, en sa qualité d’homme de sens, avait nettement pris la défense de Sémione Ivanovitch et proclamé dans un style heureusement fleuri que Prohartchine était un homme mûr et sérieux pour qui était passé depuis beaux jours le temps des élégies. En sorte que, si Sémione Ivanovitch n’avait pas d’agréables rapports avec tout ce monde-là, c’était bien uniquement sa faute.

L’attention s’était tout d’abord fixée sur son avarice sordide, que ces messieurs n’avaient pas été longs à découvrir et à mettre à son actif. Ainsi, il ne consentait pour rien au monde à prêter sa théière, fût-ce pour un instant, ce qui se légitimait d’autant moins qu’il ne buvait que fort peu de thé, le remplaçant volontiers par certaine tisane délectable et composée d’herbes champêtres dont il avait toujours une ample provision. Son mode d’alimentation était, d’ailleurs, très particulier. Jamais il ne s’accordait la totalité du menu ordinaire d’Oustinia Féodorovna. Le prix global en étant de cinquante kopeks, Sémione Ivanovitch n’en consommait que la valeur de vingt-cinq kopeks qu’il se faisait servir par portions: du stchi, avec un morceau de pâté ou un plat de viande, mais, le plus souvent, il ne prenait ni stchi, ni viande, se contentant de manger son pain avec des oignons, ou du fromage blanc, ou des concombres au sel, ou tout autre comestible à bas prix, et ne se décidait à revenir aux repas à demi-prix que s’il mourait de faim.

Ici, le biographe avoue qu’il ne se fût jamais abandonné à des détails aussi insignifiants en apparence, à des détails aussi misérables et, disons-le, presque outrageants pour des lecteurs épris de style noble, si ces détails ne constituaient une particularité distinctive, un trait dominant du caractère de notre héros. En effet, M. Prohartchine n’était point dénué de ressources comme il se plaisait à l’affirmer jusqu’au point de ne pouvoir manger à sa faim. S’il se privait sans la moindre vergogne et en tout mépris des médisants, c’était pour la satisfaction de sa folle avarice et aussi par un excès de prévoyance, ainsi qu’on le comprendra mieux ultérieurement.

Mais nous nous ferions scrupule d’ennuyer nos lecteurs d’une revue détaillée de toutes les lubies de Sémione Ivanovitch et non seulement nous renonçons à la description de son costume, si pittoresque et divertissante qu’elle eût pu nous paraître, mais il faut encore qu’Oustinia Féodovna en ait formellement témoigné pour que nous rapportions ceci: jamais Sémione Ivanovitch n’aurait rien confié à la blanchisseuse, ou tout au moins, il s’y serait résolu si rarement qu’on pouvait fort bien ignorer l’existence de la moindre pièce de linge au nombre de ses propriétés mobilières. La logeuse l’a dit: pendant vingt années consécutives, le très cher Sémione Ivanovitch s’était plu à accumuler la pourriture dans le coin à lui dévolu sans en sembler autrement honteux et, outre que, durant toute sa vie terrestre, il n’avait point fait cas des chaussettes, mouchoirs et autres vains ornements, elle avait pu voir de ses propres yeux, par le trou d’un vieux paravent, qu’il lui arrivait de ne pouvoir couvrir la nudité de son corps. Ces bruits ne commencèrent à se répandre qu’après le trépas de Sémione Ivanovitch, car, de son vivant – et c’était de là surtout que provenait sa mésintelligence avec les autres pensionnaires – il ne pouvait souffrir, en dépit des plus amicales relations, qu’on se permît de venir fourrer le nez dans son «coin» sans en avoir, au préalable, sollicité l’autorisation.

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