Fédor Dostoïevski - L’Éternel Mari

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Dans ce «vaudeville à la russe», Dostoïevski retrouve l'inspiration comique du Double et du Crocodile. De nouveau l'enfermement, les déambulations, la solitude et de nouveau la jalousie, le baiser entre ennemis, et le désir mimétique. Le mot «éternel» du titre suggère la répétition infinie du triangle infernal mari cocu-femme-amant, chacun tenant l'autre par la barbichette. Le triangle infernal est une excellent moteur littéraire, même et surtout s'il tourne au cercle vicieux. Curieusement, il y a aussi dans L'Éternel mari une sorte d'innocence, d'inconséquence, de légèreté. D'ailleurs le triangle infernal n'est rompu que par la fuite et le rire. Pas de rédemption dans le Christ, ici.

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Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski LÉternel Mari 1870 I VELTCHANINOV Lété - фото 1

Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski

L’Éternel Mari

(1870)

I VELTCHANINOV

L'été commençait, et Veltchaninov, contre son attente, se trouvait retenu à Pétersbourg. Son voyage dans le Sud de la Russie ne s'était pas arrangé; puis son procès traînait, il n'en voyait pas la fin. Cette affaire – un litige au sujet d'une propriété – prenait mauvaise tournure. Trois mois auparavant, elle paraissait toute simple, pas même douteuse; et, brusquement, tout avait changé. «Au reste, c'est ainsi pour toutes choses, tout se gâte», se répétait-il sans cesse à lui-même, avec mauvaise humeur. Il avait pris un avocat habile, cher et connu, il n'avait pas ménagé l'argent; mais, par impatience et par défiance, il s'était occupé lui-même de son affaire: il s'était mis à écrire des papiers, que l'avocat s'empressait de faire disparaître; il courait les tribunaux, faisait faire des enquêtes, et, en réalité, retardait tout; à la fin, l'avocat s'était plaint, et l'avait engagé à partir pour la campagne. Mais il ne pouvait se résoudre à s'en aller. La poussière, la chaleur étouffante, les nuits blanches de Pétersbourg, qui surexcitent et énervent, de tout cela il jouissait bien à la ville. Il habitait, quelque part dans le voisinage du Grand-Théâtre, un appartement qu'il avait loué depuis peu, et qui n'était pas suivant son gré. «Rien n'était suivant son gré!» Son hypocondrie croissait de jour en jour; mais depuis longtemps il en avait le principe.

C'était un homme qui avait vécu beaucoup et largement; avec ses trente-huit ou trente-neuf ans, il était loin d'être encore jeune, et toute cette «vieillesse», comme il disait, lui était venue «presque absolument à l'improviste»; il comprenait lui-même que ce qui l'avait si vite vieilli, c'était non pas la quantité, mais, pour ainsi dire, la qualité des années, et que, s'il se sentait faiblir avant l'âge, c'était par le dedans plus vite que par le dehors. A le voir, on eût encore dit un jeune homme. C'était un grand garçon, fort et blond, avec une chevelure épaisse, sans un fil blanc sur la tête, et une grande barbe blonde, qui lui tombait presque au milieu de la poitrine. D'abord, on lui trouvait l'air inculte et négligé; mais, en y regardant de plus près, on découvrait tout de suite un homme fort bien élevé, et façonné aux manières du meilleur monde. Il avait conservé des allures aisées, fières et même élégantes, en dépit de la gaucherie brusque qu'il avait acquise. Et il avait encore cette assurance hautaine et aristocratique, dont lui-même peut-être il ne soupçonnait pas le degré, bien qu'il eût l'esprit non seulement ouvert, mais subtil, et qu'il fût incontestablement doué.

La carnation de son visage clair et rosé avait eu jadis une délicatesse toute féminine et avait attiré sur lui l'attention des femmes; maintenant encore, on disait en le regardant: «La belle santé! du sang et du lait.» Seulement, cette «belle santé» était cruellement infectée d'hypocondrie. Ses grands yeux bleus, il y a dix ans, avaient fait bien des conquêtes: c'étaient des yeux si clairs, si gais, si insouciants, qu'ils retenaient malgré lui le regard qui les rencontrait. Aujourd'hui, à l'approche de la quarantaine, la clarté et la bonté s'étaient presque éteintes dans ces yeux déjà cernés de rides légères; ce qu'ils exprimaient à présent, c'était, au contraire, le cynisme d'un homme aux mœurs relâchées et d'un blasé, l'astuce, le plus souvent le sarcasme, ou encore une nuance nouvelle, qu'on ne leur connaissait pas jadis, une nuance de tristesse et de souffrance, d'une tristesse distraite et comme sans objet, mais profonde. Cette tristesse se manifestait surtout quand il était seul. Et l'étrange, c'est que cet homme qui, il y avait à peine deux ans, était jovial, gai et dissipé, qui racontait si parfaitement des histoires si plaisantes, en fût venu à présent à préférer à toutes choses la complète solitude. Il avait rompu de propos délibéré avec ses nombreux amis, dont peut-être il aurait pu ne pas se séparer, même après la ruine complète de sa fortune. À vrai dire, l'orgueil y avait aidé: son orgueil soupçonneux lui rendait intolérable la fréquentation de ses anciens amis; et, peu à peu, il en était arrivé à l'isolement. Ses souffrances d'orgueil ne s'en trouvèrent pas atténuées, bien au contraire; mais, en s'exaspérant, elles prirent une forme particulière, toute nouvelle: il en vint à souffrir parfois, pour des motifs inattendus, qui jadis n'existaient pas pour lui, auxquels jadis il n'avait même jamais songé, pour des motifs «supérieurs» à ceux dont il avait tenu compte jusqu'alors – «à supposer qu'il soit exact de s'exprimer ainsi, et qu'il y ait véritablement des motifs supérieurs et des motifs inférieurs», ajoutait-il lui-même.

C'était vrai, il en était venu à être obsédé par des motifs supérieurs, auxquels jadis il n'aurait pas songé. Ce qu'il entendait, au fond de lui-même, par des motifs supérieurs, ce sont les motifs dont (à son grand étonnement) personne ne peut véritablement rire à part soi; – à part soi, s'entend, car, devant les autres, c'est une autre affaire! Il savait fort bien qu'à la première occasion, et dès demain, il planterait là les secrètes et pieuses injonctions de sa conscience, qu'il enverrait promener bien tranquillement tous ces «motifs supérieurs», qu'il serait le premier à en rire. Et c'est ainsi que les choses se passaient, sauf qu'il avait conquis une assez notable indépendance d'esprit à l'égard des «motifs inférieurs», qui l'avaient jusque-là entièrement gouverné. Il arrivait même parfois qu'en se levant, le matin, il eût honte des pensées et des sentiments qu'il avait eus durant son insomnie de la nuit. (Et il souffrait, dans les derniers temps, de fréquentes insomnies.) Il avait remarqué, de longue date, qu'il était extrêmement porté au scrupule, qu'il s'agît de choses importantes ou de futilités: aussi était-il résolu à se fier le moins possible à lui-même. Pourtant il survenait quelquefois des faits dont il n'était pas possible de contester la réalité. Dans les derniers temps, quelquefois, durant la nuit, ses pensées et ses sentiments se modifiaient jusqu'à devenir presque l'opposé de ce qui est normal, et très souvent ils ne ressemblaient plus en rien à ceux qu'il avait eus pendant le jour. Il en fut très frappé: il alla consulter un médecin célèbre, qu'il connaissait fort bien; naturellement, il lui parla sur le ton de la plaisanterie. Le médecin répondit que le fait de l'altération et même du dédoublement des pensées et des sensations la nuit, en état d'insomnie, est un cas très commun chez les hommes «qui pensent fortement et qui sentent fortement»; que parfois les convictions de toute une vie changent subitement, du tout au tout, sous l'action déprimante de la nuit et de l'insomnie; qu'on voit prendre parfois, sans rime ni raison, des résolutions tout à fait fatales; que tout cela du reste comporte bien des degrés; – qu'enfin, s'il arrive que le sujet ressente très vivement le dédoublement de sa personne, et en souffre, c'est signe d'une véritable maladie, et qu'il faut, en ce cas, agir sans retard: le mieux, c'est de modifier radicalement son genre de vie, de changer de régime, ou même de voyager; une purge, sans aucun doute, ferait bon effet.

Veltchaninov ne voulut pas en entendre davantage; son affaire était parfaitement claire: il était malade. «C’est donc tout ce qu'il y avait dans cette obsession que j'attribuais à quelque chose de supérieur : une maladie, et rien de plus!» s'écriait-il avec amertume. Il ne se résignait pas à se l'avouer.

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