Fédor Dostoïevski - L’Éternel Mari

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Dans ce «vaudeville à la russe», Dostoïevski retrouve l'inspiration comique du Double et du Crocodile. De nouveau l'enfermement, les déambulations, la solitude et de nouveau la jalousie, le baiser entre ennemis, et le désir mimétique. Le mot «éternel» du titre suggère la répétition infinie du triangle infernal mari cocu-femme-amant, chacun tenant l'autre par la barbichette. Le triangle infernal est une excellent moteur littéraire, même et surtout s'il tourne au cercle vicieux. Curieusement, il y a aussi dans L'Éternel mari une sorte d'innocence, d'inconséquence, de légèreté. D'ailleurs le triangle infernal n'est rompu que par la fuite et le rire. Pas de rédemption dans le Christ, ici.

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Et c'était comme si quelque chose commençait à s'agiter dans ses souvenirs, c'était comme un mot que l'on sait bien, qu'on a oublié, et qu'on s'efforce tant qu'on peut de retrouver. On le sait parfaitement, ce mot; on sait qu'on le sait; on sait ce qu'il veut dire, on tourne tout autour, et on ne peut le saisir. «C'était… c'était, il y a longtemps… c'était quelque part… il y avait là… il y avait là… Que le diable emporte ce qu'il y avait là ou non! Est-ce bien la peine pour cette canaille de se donner tant de mal?» Il s'était mis terriblement en colère.

Mais le soir, quand il se rappela sa colère «terrible», il éprouva une grande confusion, – comme si quelqu'un l'eût surpris à mal faire. Il en fut inquiet et étonné: «Il faut qu'il y ait une raison pour que je m'emporte ainsi de but en blanc… à propos d'un simple souvenir…» Il n'alla pas jusqu'au bout de sa pensée.

Le lendemain, il eut une colère encore plus violente; mais, cette fois, il lui sembla qu'il y avait de quoi et qu'il était dans son droit absolument. «A-t-on jamais vu pareille insolence!» Il s'agissait d'une quatrième rencontre avec le monsieur au crêpe qui, de nouveau, avait comme surgi de dessous terre.

Voici l'histoire.

Veltchaninov venait de saisir enfin au passage, dans la rue, ce conseiller d'État, cet homme important qu'il poursuivait depuis longtemps. Ce fonctionnaire, qu'il connaissait un peu, et qui pouvait lui être utile dans son affaire, avait manifestement tout fait pour ne pas se laisser prendre et pour éviter de se rencontrer avec lui. Veltchaninov, ravi de le tenir enfin, marchait à côté de lui, le sondant du regard, dépensant des trésors d'adresse pour amener le vieux malin à un sujet de conversation qui lui permît de lui arracher le précieux mot, tant désiré; mais le finaud était sur ses gardes, répondait par des plaisanteries, ou se taisait. – Et voici que tout à coup, à ce moment difficile et décisif, le regard de Veltchaninov rencontra sur le trottoir opposé le monsieur au crêpe. Il était arrêté, regardait fixement vers eux; il les suivait, c'était clair, et, sans aucun doute, il se moquait d'eux.

– Le diable l'emporte! s'écria, tout en fureur, Veltchaninov, qui avait aussitôt pris congé du tchinovnik, et qui attribuait tout l'insuccès de ses efforts à l'apparition soudaine de «l'insolent», – le diable l'emporte! Je crois vraiment qu'il m'espionne! Il n'y a pas de doute, il me suit. Il est payé pour cela, et… et… par Dieu, il se moque de moi! Par Dieu, il va avoir affaire à moi! Si j'avais une canne!… Je vais acheter une canne! Je ne puis supporter cela! Qui est-ce, cet individu? Il faut que je sache qui c'est.

Il s'était passé trois jours depuis cette quatrième rencontre, lorsque nous avons trouvé Veltchaninov à son restaurant, hors de lui, et comme effondré. En dépit de son orgueil, il fallait bien qu'il s'en fît l'aveu, c'était bien cela. Tout bien examiné, il était forcé de convenir que son humeur, et l'angoisse étrange qui l'étouffait depuis quinze jours, n'avait d'autre cause que l'homme en deuil, ce «rien du tout».

«Je suis hypocondriaque, c'est vrai; je suis toujours prêt à faire d'une mouche un éléphant, c'est encore vrai; mais tout cela serait-il moins pénible pour n'être qu'une imagination? – Si un pareil coquin peut se permettre de bouleverser complètement un homme, alors… alors…»

Cette fois, en effet, à la cinquième rencontre, qui avait eu lieu ce jour-là et qui avait mis Veltchaninov hors de lui, l'éléphant n'était guère qu'une mouche. L'homme avait passé, mais, cette fois, n'avait pas dévisagé Veltchaninov, n'avait pas fait mine de le connaître: il marchait les yeux baissés, et semblait très désireux de n'être pas remarqué. Veltchaninov s'était dirigé vers lui, et lui avait crié à pleine voix:

– Dites donc, l'homme qui crêpe! Vous vous sauvez, à présent! Arrêtez donc! Qui êtes-vous?

La question, et toute cette interpellation, n'avait aucune espèce de sens. Mais Veltchaninov ne s'en aperçut qu'après avoir crié. L'homme ainsi interpellé s'était retourné, s'était arrêté un instant, avait paru hésiter, avait souri, avait paru vouloir dire ou faire quelque chose, était resté extrêmement indécis, puis s'était brusquement éloigné sans regarder derrière lui. Veltchaninov le suivait de l'œil, tout stupéfait.

«Serait-ce moi qui le poursuis, songea-t-il, et non pas lui?…»

Quand il eut achevé de dîner, Veltchaninov courut à la maison de campagne du tchinovnik. Il n'était pas chez lui: on lui répondit «qu'il n'était pas rentré depuis le matin, qu'il ne rentrerait sans doute pas avant trois ou quatre heures de la nuit, parce qu'il était en ville, chez son neveu». Veltchaninov s'en trouva «offensé» au point que son premier mouvement fut d'aller chez le neveu. Mais en route il réfléchit que cela le mènerait loin, quitta son fiacre à mi-chemin et se dirigea en flânant vers sa maison, proche du Grand-Théâtre. Il sentait qu'il avait besoin de marcher. Il lui fallait une bonne nuit de sommeil pour calmer l'ébranlement de ses nerfs, et, pour dormir, il lui fallait de la fatigue. Il ne se trouva donc chez lui qu'à dix heures et demie, car la distance était grande, et il rentra éreinté.

Le logement que Veltchaninov avait loué au mois de mars après s'être donné tant de mal pour le trouver – s'excusant, par la suite, de ce «qu'il était en camp volant, et n'habitait que momentanément Pétersbourg… à cause de ce maudit procès» -, cet appartement était loin d'être aussi incommode, aussi peu convenable que lui-même se plaisait à le dire. L'entrée, il faut le reconnaître, était un peu sombre, malpropre même. Il n'y en avait pas d'autre, d'ailleurs, que la porte cochère. Mais l'appartement, situé au deuxième étage, était composé de deux pièces très claires, très hautes, et séparées par une antichambre à demi obscure. L'une de ces deux pièces avait vue sur la cour; l'autre, sur la rue. À la première était contigu un cabinet qui pouvait servir de chambre à coucher, mais où Veltchaninov avait mis des livres et des papiers. Il avait choisi la seconde pour sa chambre, le divan faisant office de lit. L'ameublement de ces deux pièces offrait à l'œil un certain aspect de confort, bien qu'en réalité il se trouvât passablement usé. Çà et là, quelques objets de prix, vestiges de temps meilleurs – des bibelots en bronze, en porcelaine; «de grandes, de vraies moquettes; deux tableaux d'assez bonne facture -, le tout dans un grand désordre, sous une poussière accumulée depuis le départ de Parlaguéia, la jeune fille qui servait Veltchaninov et qui, tout à coup, l'avait laissé pour s'en retourner chez ses parents, à Novgorod.

Lorsqu'il songeait à ce fait étrange d'une jeune fille ainsi placée chez un garçon qui, pour rien au monde, n'aurait voulu mentir à sa qualité de gentleman, la rougeur montait aux joues de Veltchaninov. Il n'avait jamais eu lieu pourtant que d'être satisfait de cette Parlaguéia. Elle était entrée chez lui au moment où il avait loué son appartement, c'est-à-dire au printemps, sortant de chez une fille qui allait habiter l'étranger. Parlaguéia était très soigneuse et eut bientôt mis de l'ordre dans tout ce qui lui était confié. Veltchaninov, après le départ de la jeune fille, ne voulut plus reprendre la femme comme domestique. «Ce n'était guère la peine de prendre, pour si peu de temps, un valet…» D'ailleurs, il détestait la valetaille. Il fut donc décidé que les chambres seraient rangées chaque matin par la sœur de la concierge, Mavra, à laquelle il laissait en sortant la clef de la porte qui donnait sur la cour. En réalité, Mavra ne faisait rien, touchait son salaire et probablement volait. Tout cela lui était devenu indifférent, et il était même bien aise que la maison demeurât vide.

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