Fédor Dostoïevski - L’Éternel Mari

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Dans ce «vaudeville à la russe», Dostoïevski retrouve l'inspiration comique du Double et du Crocodile. De nouveau l'enfermement, les déambulations, la solitude et de nouveau la jalousie, le baiser entre ennemis, et le désir mimétique. Le mot «éternel» du titre suggère la répétition infinie du triangle infernal mari cocu-femme-amant, chacun tenant l'autre par la barbichette. Le triangle infernal est une excellent moteur littéraire, même et surtout s'il tourne au cercle vicieux. Curieusement, il y a aussi dans L'Éternel mari une sorte d'innocence, d'inconséquence, de légèreté. D'ailleurs le triangle infernal n'est rompu que par la fuite et le rire. Pas de rédemption dans le Christ, ici.

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– Mais comment se fait-il que je ne vous aie pas reconnu jusqu'à présent? s'écria-t-il. Nous nous sommes rencontrés cinq fois dans la rue.

– En effet, je me rappelle; je tombais à chaque instant sur vous, et, deux ou trois fois au moins…

– C'est-à-dire que c'est moi qui tombais à chaque instant sur vous, et non pas vous sur moi.

Veltchaninov se leva, et, tout à coup, partit d'un éclat de rire violent, inattendu. Pavel Pavlovitch demeura silencieux, regarda attentivement, et poursuivit aussitôt:

– Si vous ne m'avez pas reconnu, c'est d'abord que vous avez pu m'oublier: et puis, c'est que j'ai eu, depuis, la petite vérole, dont j'ai gardé des traces au visage.

– La petite vérole? En effet, c'est de la petite vérole. Mais comment…?

– Comment je l'ai pincée? Tout arrive, Alexis Ivanovitch; on est pincé.

– C'est bien drôle. Mais continuez, continuez, cher ami!

– Eh bien donc, quoique je vous aie déjà rencontré…

– Attendez! Pourquoi donc avez-vous dit tout à l'heure «pincer»? Il faut parler d'une manière moins triviale. Mais continuez, continuez!

Il se sentait l'humeur de plus en plus gaie. L'oppression qui l'étouffait avait complètement disparu.

Il marchait à grands pas dans la chambre, de long en large.

– C'est vrai, je vous ai déjà rencontré, et j'étais résolu, dès mon arrivée à Pétersbourg, à venir vous trouver; mais, je vous le répète, je suis à présent dans une telle situation d'esprit… je suis tellement bouleversé depuis le mois de mars…

– Bouleversé depuis le mois de mars…? Ah oui, parfaitement!… Pardon, vous ne fumez pas?

– Moi, vous savez, du temps de Natalia Vassilievna…

– Ah oui! mais depuis le mois de mars?

– Peut-être une petite cigarette.

– Voici une cigarette; allumez-la, et… poursuivez! Poursuivez; c'est excessivement…

Et Veltchaninov alluma un cigare, et alla se rasseoir sur le lit, tout en parlant. Pavel Pavlovitch l'interrompit:

– Mais vous-même, n'êtes-vous pas un peu agité? Allez-vous tout à fait bien?

– Eh! au diable ma santé! s'écria Veltchaninov avec mauvaise humeur. Continuez donc!

L'hôte, à son tour, voyant l'agitation de Veltchaninov, se sentit devenir plus assuré et plus maître de lui-même.

– Que voulez-vous que je continue? fit-il. Représentez-vous d'abord, Alexis Ivanovitch, un homme tué, vraiment tué; un homme qui, après vingt ans de mariage, change de vie, se met à traîner par les rues poussiéreuses, sans but, comme s'il marchait par la steppe, presque inconscient, d'une inconscience qui lui procure encore un certain calme. C'est vrai: je rencontre parfois une connaissance, même un véritable ami, et je passe à dessein, pour ne pas l'aborder dans cet état d'inconscience. À d'autres moments, au contraire, on se souvient de tout avec tant d'intensité, on éprouve un besoin si impérieux de voir un témoin de ce passé à jamais disparu, on sent battre si fort son cœur qu'il faut absolument, que ce soit de jour, que ce soit de nuit, courir se jeter dans les bras d'un ami, quand même il faudrait pour cela le réveiller à quatre heures du matin. Il se peut que j'aie mal choisi mon heure, mais je ne me suis pas trompé sur l'ami: ça à présent, je me sens pleinement réconforté. Quant à l'heure, je croyais, je vous assure, qu'il était à peine minuit. On boit son propre chagrin, et on s'en trouve en quelque sorte enivré. Et alors, ce n'est plus du chagrin, c'est comme une nouvelle nature que je sens battre en moi…

– Comme vous vous exprimez! fit d'une voix sourde Veltchaninov, soudainement redevenu sombre.

– Eh oui, j'ai une manière bizarre de m'exprimer.

– Et… vous ne plaisantez pas?

– Plaisanter! s'écria Pavel Pavlovitch, sur un ton de tristesse anxieuse, plaisanter! au moment où je vous déclare…

– Ah! n'en dites pas davantage, je vous en prie.

Veltchaninov se leva et se remit à marcher par la chambre.

Cinq minutes se passèrent ainsi. L'hôte voulut se lever, mais Veltchaninov lui cria:

– Restez assis! restez assis!

Et l'autre docilement se laissa retomber dans son fauteuil.

– Mon Dieu que vous êtes changé! – reprit Veltchaninov, se campant devant lui, comme s'il venait seulement d'y prendre garde. – Terriblement changé! extraordinairement! Vous êtes un tout autre homme!

– Ce n'est pas surprenant: neuf ans!

– Non pas, non pas, ce n'est pas une question d'âge. Ce n'est pas votre physique qui a changé, mais vous êtes devenu un tout autre homme!

– Eh oui, c'est possible: neuf ans!

– Ou ne serait-ce pas plutôt depuis le mois de mars?

– Hé, hé! fit Pavel Pavlovitch avec un sourire malin, vous aimez à plaisanter… Mais voyons, puisque vous y tenez, quel changement voyez-vous?

– Eh bien, voici. Le Pavel Pavlovitch d'autrefois était un homme tout à fait sérieux, convenable et spirituel; celui d'à présent est tout à fait un «vaurien»!

Veltchaninov en était venu à cet état d'énervement où les hommes les plus maîtres d'eux-mêmes vont parfois en parler plus loin qu'ils ne veulent.

– «Vaurien!» Vous trouvez?… Je ne suis plus spirituel? Pas spirituel, fit complaisamment Pavel Pavlovitch.

– Au diable l'esprit! Maintenant vous êtes intelligent, tout simplement.

«Je suis insolent, songeait Veltchaninov, mais cette canaille est encore plus insolente que moi!… Enfin, que veut-il?»

– Ah! mon bien-aimé Alexis Ivanovitch, s'écria tout à coup l'hôte, en s'agitant dans son fauteuil. Que faire, à présent? Notre place n'est plus dans le monde, dans la brillante société du grand monde! Nous sommes deux vieux et véritables amis, et, à présent que notre intimité est devenue plus complète, nous nous rappellerons l'un à l'autre la précieuse union de nos deux affections, entre lesquelles la défunte était un lien plus précieux encore!

Et, comme transporté par l'élan de ses sentiments, il laissa de nouveau tomber la tête, et se cacha le visage derrière son chapeau. Veltchaninov le regardait, avec un mélange d'inquiétude et de répugnance.

«Voyons, tout cela ne serait-il qu'une farce? songea-t-il. Mais non, non, non! Il n'a pas l'air ivre… mais, après tout, il se peut qu'il soit ivre: il a la figure bien rouge. Au reste, ivre ou non, cela revient au même… Enfin, que me veut-il? Que me veut cette canaille?»

– Vous rappelez-vous, vous rappelez-vous? – s'écria Pavel Pavlovitch, écartant peu à peu son chapeau, et de plus en plus exalté par ses souvenirs. – Vous rappelez-vous nos parties de campagne, nos soirées, nos danses et nos petits jeux chez Son Excellence le très accueillant Semen Semenovitch? Et nos lectures du soir, à trois? Et notre première entrevue, lorsque vous êtes venu chez moi, un matin, me consulter sur votre affaire? Vous rappelez-vous que vous étiez sur le point de vous impatienter, lorsque Natalia Vassilievna est entrée, comment au bout de dix minutes vous étiez déjà notre meilleur ami, comment vous l'êtes resté tout un an – tout à fait comme dans La Provinciale, la pièce de M. Tourgueneff…

Veltchaninov se promenait lentement, les yeux à terre, écoutait avec impatience, avec répugnance, mais écoutait attentivement.

– Je n'ai jamais songé à La Provinciale, interrompit-il, et jamais il ne vous est arrivé jadis de parler de cette voix de fausset, dans ce style qui n'est pas le vôtre. À quoi bon tout cela?

– C'est vrai, jadis je me taisais davantage, et je parlais moins, reprit vivement Pavel Pavlovitch. Vous savez, jadis je préférais écouter, quand la défunte parlait. Vous vous rappelez comme elle causait, avec quel esprit… Pour ce qui est de La Provinciale, et en particulier de Stoupendiev, vous avez raison: c'est nous, la chère défunte et moi, qui souvent, en songeant à vous, une fois que vous fûtes parti, avons rapproché notre première rencontre de cette pièce… et en effet, l'analogie était frappante. Et en particulier pour Stoupendiev…

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