– Asseyez-vous donc, Louisa Ivanovna, dit-il distraitement à la dame rubiconde et attifée qui avait l’air de ne pas oser s’asseoir.
– Ich danke, prononça-t-elle, et elle s’assit doucement avec un frou-frou de soie en regardant autour d’elle.
Je me retournai et me mis à l’examiner attentivement. Sa robe bleu ciel garnie de dentelle blanche se gonflait autour de la chaise tel un ballon et occupait près de la moitié de la pièce. La dame restait assise, dans une attente timide, souriante, et en même temps confuse d’occuper tant de place. À peine se tourn[a-t-] elle qu’il se répandit une forte odeur de parfum.
La dame en deuil finit d’écrire et se leva. Soudain un officier à l’air gaillard entra bruyamment dans le bureau en remuant les épaules à chaque pas, il lança sa casquette ornée d’une cocarde sur une table voisine et se laissa tomber dans un fauteuil.
En l’apercevant la dame attifée bondit de sa place et se mit à lui tirer des révérences; mais l’officier ne lui prêta pas la moindre attention; elle ne se rassit plus en sa présence. Cet homme était l’adjoint du commissaire du quartier, un lieutenant. Il me regarda de travers et avec une certaine indignation. J’étais vraiment trop mal mis. De plus, je devais être ébouriffé, enfiévré, tout en nage.
– Qu’est-ce que tu fais ici? cria-t-il, en voyant que je ne m’éclipsais pas devant son regard foudroyant.
Ce cri me calma un peu. Donc, ils ne savent rien.
– On m’a fait venir… j’ai reçu une convocation, répondis-je d’une voix tremblotante, et soudain je fus pris de colère. Sa silhouette insolente… Aujourd’hui j’en suis moi-même étonné.
– Nous l’avons cité pour exiger de lui, de cet étudiant, le paiement de l’argent, intervint le greffier. Approchez ici, voilà, me dit-il, en me passant un cahier et en m’indiquant un papier. Lisez!
– Quel argent? pensai-je. Ce n’est donc pas du tout pour la chose.
– À quelle heure vous a-t-on dit de venir, cria le lieutenant, toujours furieux contre moi. On vous a écrit de vous présenter à neuf heures, et maintenant il est déjà onze heures passées?
– Il n’y a qu’un quart d’heure que j’ai reçu votre convocation, répondis-je avec vivacité. C’est déjà bien assez que je sois venu tout en ayant la fièvre. Vous me convoquez pour neuf heures et vous m’envoyez le papier à onze.
– Monsieur, veuillez ne pas crier!
– C’est vous qui criez, moi je parle tout doucement. Veuillez apprendre que je suis étudiant et que je ne souffrirai pas d’être traité ainsi.
Le lieutenant s’emporta à un tel point qu’il bondit de sa place en frémissant.
– Veuillez vous taire! Vous êtes à l’audience. Ne soyez pas insolent…, mo-o-onsieur!
– Vous aussi, vous êtes à l’audience, pourtant vous fumez. Par conséquent, c’est vous qui nous manquez de respect à tous, répondis-je.
Le greffier qui, lui aussi, fumait nous regardait en souriant. Quant à moi, je tressaillais sous l’affront. L’adjoint du commissaire paraissait interdit.
– Ça ne vous regarde pas, vociféra-t-il tout confus, et affectant de crier pour dissimuler son embarras. Veuillez faire la déclaration qu’on exige de vous. Montrez-lui, Alexandre Ivanovitch, dit-il au greffier. On se plaint de vous! Vous ne payez rien… Quel toupet!
Le greffier déplia de nouveau son cahier et m’indiqua du doigt un certain endroit.
Je pris le papier et me mis à lire.
Le lieutenant-poudre continuait à crier, mais je ne l’écoutais plus, je parcourais avidement le papier. Je le lus et le relus et je ne compris rien.
– Qu’est-ce que c’est? demandai-je au greffier.
– C’est un billet que vous avez à payer. Vous devez ou bien le solder avec tous les frais, amendes, etc., ou bien déclarer à quelle date vous pouvez le faire et en vous engageant en même temps à ne pas quitter la ville, à ne pas vendre ni dissimuler votre bien jusqu’à ce que vous vous soyez acquitté de votre dette.
– Mais, pardon, je ne dois rien à personne.
– Cela vous regarde. Quant à nous, nous sommes saisis d’une plainte parfaitement fondée, avec, à l’appui, un effet protesté; c’est un billet pour la somme de soixante-quinze roubles, au nom de la veuve d’un assesseur de collège Zarnisyine, signé par vous il y a neuf mois.
– Mais c’est ma logeuse!
– Qu’est-ce que ça peut bien faire que ce soit votre logeuse?
Le greffier me considérait avec un sourire de condescendance et de pitié auquel se mêlait un certain triomphe; ainsi on regarde un novice qui est pour la première fois au feu: Eh bien, qu’en dis-tu à présent? Mais un sentiment de joie et de vigueur emplissait mon âme, tout mon être; je ne mentirais pas en disant que je vécus là une minute ou plutôt un instant d’un bonheur ineffable. Je ressentais tant de plaisir à m’entretenir de mon affaire avec le greffier, je débordais d’un tel sentiment de joie et d’amitié, que j’éprouvais un désir très, mais très fort, d’engager avec lui une conversation longue, détaillée, cordiale. Mon âme s’amollissait, fondait délicieusement. Comme si tout, tout, tous les soucis avaient déjà disparu, comme si jamais il n’y avait rien eu; à ce moment-là je ne me souciais absolument d’aucune chose. Il n’y avait que cette joie animale d’être sauvé. Je respirais à pleins poumons.
Tout à coup la foudre et le tonnerre s’abattirent sur nous.
En effet, il y eut comme une sorte de foudre.
– Et toi, espèce de garce, cria le lieutenant en s’adressant à la dame luxueusement habillée: il voulait sans doute soutenir aux yeux des autres son prestige auquel j’avais porté atteinte en lui reprochant de fumer, quel scandale s’est passé chez toi? Encore un scandale, hein? Rixe, soûlerie à réveiller toute la rue? Tu veux tâter de la prison? Je t’ai prévenue, je t’ai déjà bien prévenue, vieille drôlesse, que la prochaine fois je ne te manquerais pas, et voilà que tu recommences, etc., Espèce de coquine! etc.
Je laissai échapper de mes mains le papier que me tendait le greffier et je me mis à regarder avec ahurissement la dame attifée qu’on traitait avec si peu de cérémonie. À ce qu’il me souvient cette scène me causait même un certain plaisir.
– Ilia Petrovitch, hasarda le greffier d’un ton de sollicitude, mais il se tut car il n’y avait plus moyen de retenir le lieutenant si ce n’est en le prenant par les bras.
La dame bien mise fut secouée d’un tremblement, mais, chose étrange, en dépit des injures les plus grossières, elle prit une attitude de politesse extrême et de profonde attention, et même, plus le langage de l’officier devenait brutal et plus le sourire que la matrone adressait au terrible lieutenant était courtois et charmant. On eût dit que ce flot de jurons lui causait du plaisir. Elle ne tenait pas en place, multipliait ses révérences, en attendant qu’on lui permît enfin de placer un mot.
– Il n’y a eu chez moi ni tapage, ni rixe, monsieur le Capitaine, aucun, aucun scandale, dit-elle très vite, dans un russe qu’elle parlait couramment, bien qu’avec un accent allemand. Ils sont venus vers trois heures du matin, monsieur le Capitaine, commença-t-elle en souriant, ils étaient ivres, monsieur le Capitaine, je vous raconterai tout, Capitaine, nous ne sommes pas coupables, ni moi ni les demoiselles, car je tiens une maison respectable, monsieur le Capitaine, et nos manières sont toujours comme il faut, je n’admets jamais, jamais aucun scandale. Eux, ils étaient ivres ils ont demandé trois bouteilles de champagne, et puis, l’un d’eux s’est mis debout, a levé les pieds et a commencé à jouer du piano avec. C’est très mal dans une maison convenable. Il m’a cassé tout mon piano; ce ne sont pas de bonnes manières, que j’ai dit; c’est impoli, que j’ai dit. Et lui me répliqua qu’il a toujours joué ainsi dans les concerts, devant le public, puis il saisit une bouteille avec laquelle il se mit à pousser par derrière une demoiselle; puis il m’en frappa de toutes ses forces sur la joue. Alors j’ai appelé le portier; Karl est venu, mais l’autre a saisi Karl, lui a poché un œil et m’a donné encore trois claques sur la joue. C’est tellement peu délicat de se comporter ainsi dans une maison convenable, monsieur le Capitaine. Je criais en pleurant, monsieur le Capitaine, et lui, ouvrit la fenêtre donnant sur le canal et se mit à hurler par la croisée comme un pourceau. C’est une honte! Comment peut-on hurler comme un pourceau par la croisée. C’est honteux! C’est une honte! Foui-foui-foui, on ne peut pas permettre aux visiteurs de se comporter ainsi: moi-même, bien que je sois la patronne je ne peux pas me conduire ainsi; dans ma maison, monsieur le Capitaine, personne encore n’a crié à travers la croisée comme un pourceau. Karl le tira par les basques de son frac pour lui faire quitter la fenêtre, et, c’est vrai, Capitaine, il lui déchira sein Rock. Alors l’autre réclama en criant une amende de quinze roubles. Je lui donnai moi-même mon Capitaine, douze roubles. Quel visiteur peu délicat, monsieur le Capitaine, il a pris l’argent et, devant toutes ces demoiselles a fait une saleté au milieu de la pièce. J’aime, a-t-il dit, le faire toujours, j’écrirai une satire sur votre compte, et je la publierai dans le journal car je peux inventer pour les journaux n’importe quoi et sur n’importe qui.
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