Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski
Crime Et Châtiment
(1866)
Traduction Doucia Ergaz – Vladimir Pozner
Par une soirée extrêmement chaude du début de juillet, un jeune homme sortit de la toute petite chambre qu’il louait dans la ruelle S… et se dirigea d’un pas indécis et lent vers le pont K…
Il eut la chance de ne pas rencontrer sa propriétaire dans l’escalier.
Sa mansarde se trouvait sous le toit d’une grande maison à cinq étages et ressemblait plutôt à un placard qu’à une pièce. Quant à la logeuse qui lui louait la chambre avec le service et la pension, elle occupait un appartement à l’étage au-dessous, et le jeune homme, lorsqu’il sortait, était obligé, de passer devant la porte de sa cuisine, la plupart du temps grande ouverte sur l’escalier. À chaque fois, il en éprouvait une sensation maladive de vague effroi, qui l’humiliait, et son visage se renfrognait. Il était terriblement endetté auprès de sa logeuse et il redoutait de la rencontrer. Ce n’était point qu’il fût lâche ou abattu par la vie; au contraire, il se trouvait depuis quelque temps dans un état d’irritation et de tension perpétuelle, voisin de l’hypocondrie. Il avait pris l’habitude de vivre si renfermé en lui-même et si isolé qu’il en était venu à redouter, non seulement la rencontre de sa logeuse, mais tout rapport avec ses semblables. La pauvreté l’écrasait. Ces derniers temps cependant, cette misère même avait cessé de le faire souffrir. Il avait renoncé à toutes ses occupations journalières, à tout travail.
Au fond il se moquait de sa logeuse et de toutes les intentions qu’elle pouvait nourrir contre lui, mais s’arrêter dans l’escalier pour y entendre des sottises, sur tout ce train-train vulgaire, dont il n’avait cure, toutes ces récriminations, ces plaintes, ces menaces, et devoir y répondre par des faux-fuyants, des excuses, mentir… Non, mieux valait se glisser comme un chat, le long de l’escalier et s’éclipser inaperçu.
Ce jour-là, du reste, la crainte qu’il éprouvait à la pensée de rencontrer sa créancière l’étonna lui-même, quand il fut dans la rue.
«Redouter de pareilles niaiseries, quand je projette une affaire si hardie!» pensa-t-il avec un sourire étrange.
«Hum, oui, toutes les choses sont à la portée de l’homme, et tout lui passe sous le nez, à cause de sa poltronnerie… c’est devenu un axiome… Il serait curieux de savoir ce que les hommes redoutent par-dessus tout. Ce qui les tire de leurs habitudes, voilà ce qui les effraye le plus… Mais je bavarde beaucoup trop, c’est pourquoi je ne fais rien, ou peut-être devrais-je dire que c’est parce que je ne fais rien que je bavarde. Ce mois-ci j’ai pris l’habitude de monologuer, couché pendant des jours entiers dans mon coin, à songer… à des sottises. Par exemple, qu’ai-je besoin de faire cette course? Suis-je vraiment capable de «cela»? «Est-ce» seulement sérieux? Pas le moins du monde, tout simplement un jeu de mon imagination, une fantaisie qui m’amuse. Un jeu! oui c’est bien cela, un jeu!»
Une chaleur suffocante régnait dans les rues. L’air étouffant, la foule, la vue des échafaudages, de la chaux, des briques étalées un peu partout, et cette puanteur spéciale bien connue de tous les Pétersbourgeois qui n’ont pas les moyens de louer une maison de campagne, tout cela irritait encore les nerfs déjà bien ébranlés du jeune homme. L’insupportable relent des cabarets, particulièrement nombreux dans ce quartier, et les ivrognes qu’il rencontrait à chaque pas, bien que ce fût jour de semaine, achevaient ce mélancolique et horrible tableau. Une expression d’amer dégoût glissa sur les traits fins du jeune homme. Il était, soit dit en passant, extraordinairement beau, d’une taille au-dessus de la moyenne, mince et bien fait; il avait de magnifiques yeux sombres et des cheveux châtains. Bientôt il tomba dans une profonde rêverie, une sorte de torpeur plutôt, et il continua son chemin sans rien remarquer ou, plus exactement, sans vouloir rien remarquer de ce qui l’entourait.
De loin en loin cependant, il marmottait quelques mots indistincts, par cette habitude de monologuer, dont il s’avouait tout à l’heure atteint; il se rendait compte que ses idées se brouillaient parfois dans sa tête, et qu’il était extrêmement faible: il n’avait presque rien mangé depuis deux jours.
Il était si misérablement vêtu, que tout autre, à sa place, même un vieux routier, n’eût point osé se montrer dans la rue en plein jour avec ces loques sur le dos. Il est vrai que le quartier où il habitait en avait vu bien d’autres.
Le voisinage des Halles Centrales, les maisons closes fort nombreuses, la population d’ouvriers et d’artisans entassée dans ces ruelles et ces impasses du centre de Pétersbourg coloraient de teintes si cocasses le tableau de la rue, que la silhouette la plus hétéroclite ne pouvait éveiller l’étonnement.
Mais l’âme du jeune homme était pleine d’un si cruel mépris, que malgré sa fierté naturelle et un peu naïve, il n’éprouvait aucune honte à exhiber ses haillons. Il en eût été autrement, s’il avait rencontré quelque personne de sa connaissance, ou un ancien camarade, chose qu’il évitait en général. Néanmoins, il s’arrêta net et porta nerveusement la main à son chapeau, quand un ivrogne, qu’on emmenait dans une charrette vide, on ne sait où ni pourquoi, au trot de deux grands chevaux, le désigna du doigt en criant à tue-tête: «Hé! dis donc, chapelier allemand [1]!» Le chapeau était haut, rond, tout usé, déteint, troué, couvert de taches, sans bords et tout cabossé. Cependant ce n’était pas la honte, mais un autre sentiment, voisin de la terreur, qui avait envahi le jeune homme.
«Je le savais bien, marmottait-il dans son trouble, je le pressentais. Voilà qui est pis que tout. Un rien, une gaffe insignifiante peut gâter toute l’affaire. Oui, ce chapeau attire l’œil… Il se fait remarquer, justement parce qu’il est ridicule… Il faut une casquette pour aller avec mes loques, n’importe laquelle, une vieille galette, mais pas cette horreur. Personne ne se coiffe ainsi, on me remarque à une verste à la ronde, on s’en souviendra… C’est ce qui importe, on y repensera plus tard, et voilà un indice… Alors qu’il s’agit d’attirer l’attention le moins possible. Des riens, ce sont ces riens qui sont l’essentiel. Ils finissent par vous perdre…»
Il n’avait pas loin à aller, il connaissait même le nombre exact de pas qu’il avait à faire de la porte de sa maison, juste sept cent trente. Il les avait comptés un jour que ce rêve s’était emparé de lui. Dans ce temps-là, il ne croyait pas lui-même à sa réalisation. Sa hardiesse chimérique, à la fois séduisante et monstrueuse, ne servait qu’à exciter ses nerfs. Maintenant, un mois s’était écoulé, il commençait à considérer les choses tout autrement et malgré tous ses soliloques énervants sur sa faiblesse, son impuissance et son irrésolution, il s’habituait peu à peu et comme malgré lui, à appeler cette chimère épouvantable, une affaire, qu’il aurait entreprise, tout en continuant à douter de lui-même. En ce moment, il partait pour une répétition, et son agitation croissait à chaque pas. Le cœur défaillant, les membres secoués d’un tremblement nerveux, il atteignit enfin une immense bâtisse dont une façade donnait sur le canal et l’autre sur la rue. Cette maison divisée en une foule de petits logements était habitée par de modestes artisans de toute sorte, tailleurs, serruriers, etc. Il y avait là des cuisinières, des Allemandes, des prostituées en chambre, des petits fonctionnaires. C’était un va-et-vient continuel de gens entre les portes et dans les deux cours de la maison. Trois ou quatre concierges y étaient attachés. Le jeune homme fut fort satisfait de n’en rencontrer aucun. Il franchit le seuil et s’engagea dans l’escalier de droite, étroit et sombre comme un véritable escalier de service, mais ces détails, familiers à notre héros, n’étaient pas pour lui déplaire. On n’avait pas à redouter les regards curieux dans cette obscurité.
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