D’ailleurs, il fallait aller assez loin. Mais où? J’examinai, à plusieurs reprises, les marches qui conduisaient vers l’eau du canal Catherine. Mais partout, près des escaliers, il y avait ou bien des radeaux qu’on […?] ou bien des canots; on pouvait aussi m’apercevoir de toutes les fenêtres des maisons qui s’allongeaient sur le quai; un homme qui s’arrête pour lancer quelque chose dans l’eau semble suspect du coup. Non, il est impossible de noyer mon paquet dans le canal! D’autant plus que les passants me regardent, me regardent avec curiosité, comme s’ils ne s’occupaient que de ma personne. Enfin, il me vint à l’idée d’aller jusqu’à la Néva, où il y avait moins de monde. À cette pensée j’éprouvai de l’étonnement; comment avais-je pu, sachant que je devais m’éloigner le plus possible de ma demeure, errer toute une demi-heure sans songer à me diriger vers la Néva? comment ne m’y étais-je pas résolu depuis longtemps? Ma tête travaillait mal. Je suivis la perspective V-i. Mais, chemin faisant j’eus une nouvelle idée.
Je décidai de m’en aller quelque part très loin, dans l’île Krestovski ou Petrovski, et une fois là, d’enterrer les objets dans un endroit solitaire de la forêt au pied d’un arbre dont j’aurais à me rappeler l’emplacement. En argumentant et en méditant tant que je pouvais, c’est-à-dire en faisant des efforts surhumains pour aboutir à une conclusion quelconque, je trouvai mon projet bon et je me dirigeai droit vers l’île Vassilevski. J’oubliai que, affaibli et n’ayant pas mangé depuis la veille, je n’aurais sans doute pas la force d’aller jusqu’au bout. Après avoir marché un quart de verste je me dis à part moi: je fais bien de m’en aller loin, car autrement j’aurais erré dans mon quartier, le long du canal, et les autres seraient certainement tombés sur ma trace.
Pourtant je ne devais pas aller jusqu’à l’île Krestovski; de toute façon la fatigue ne me l’aurait pas permis. Voici ce qui arriva: comme je débouchais de la perspective Vozn[essenski] sur la place Marie j’aperçus tout à coup, à ma gauche, l’entrée d’une cour qui était de tous côtés entourée de murs. Au fond se trouvaient plusieurs hangars et des tas de poutres. Plus loin s’élevait une bâtisse en bois, vieille et basse, et sans doute habitée par des ouvriers. C’était un établissement de carrosserie ou de serrurerie. Le fond de la cour était sale et couvert de charbon qui avait noirci le sol tout autour. Voilà le meilleur endroit pour tout jeter, me vint-il à l’idée, jeter et ficher le camp. Rempli de cette pensée, j’entrai dans la cour et après avoir franchi le seuil de la porte cochère en planches noires, qui était grande ouverte sur la rue, je vis à ma gauche une clôture en bois qui commençait à l’entrée et, vingt pas plus loin, tournait de nouveau à gauche. À droite de la porte cochère, la cour était bordée par le mur de derrière non blanchi d’une maison voisine à quatre étages. Juste à l’entrée, il y avait (comme dans toutes les maisons où habitent les ouvriers, les cochers, les travailleurs) une gouttière en bois; comme toujours dans des endroits pareils quelqu’un avait inscrit à la craie sur le mur: Défense d(-)uriner.
Néanmoins c’était précisément un endroit pour cela. Cela arrive toujours ainsi. C’était bien, ne fût-ce que pour la raison que le fait d’être entré et de m’être arrêté devant la gouttière ne pouvait éveiller aucun soupçon. Je regardai autour de moi pour m’assurer qu’il n’y avait personne. Oui, parfaitement, c’est ici qu’il faut tout jeter en vrac, m’en aller!
J’inspectai les lieux encore une fois et j’avais déjà plongé la main dans ma poche quand j’aperçus contre la clôture, entre la porte cochère et la gouttière (séparées par un espace de deux archines) une grande pierre qui pouvait bien peser un poud [117]. De l’autre côté de la clôture, qui adhérait au mur extérieur (celui-ci était en pierre et donnait sur la rue), c’était le trottoir; j’entendais le bruit des passants, toujours nombreux en cet endroit; pourtant on ne pouvait m’apercevoir du dehors à moins de s’approcher de la gouttière, ce qui était fort possible et m’obligeait à me hâter. On ne voyait non plus venir personne du côté de la cour. Ce fut l’affaire d’un instant! Je saisis la pierre et la renversai sans grand effort; comme de juste, j’aperçus un enfoncement à l’endroit qu’elle avait occupé, je me mis bien vite à vider mes poches et à entasser les bijoux dans le trou. Je jetai la bourse sur le tas, mais, naturellement, le creux n’était même pas rempli à moitié. Ensuite je soulevai la pierre et d’un coup la retournai; elle se trouva juste où elle était auparavant, tout au plus était-elle un peu exhaussée. Je la frappai deux fois du pied. Elle s’enfoncera d’elle-même, pensai-je. Ensuite je sortis, je me dirigeai vers la place Marie. Personne, personne ne m’avait remarqué!
Une joie profonde s’empara de moi. Ça y est. Toutes les pièces à conviction sont cachées. Qui songerait à aller les chercher sous cette pierre? À qui viendrait l’idée de déplacer cette masse? Elle est peut-être là depuis vingt ans. J’étais tellement content que je me mis à ri[re]. Et quand même ils trouveraient les objets, en seraient-ils plus avancés? Qui pourrait me soupçonner? À cette pensée je me mis même à rire doucement et joyeusement. En passant… je respirai à pleins poumons l’air frais. Il faisait chaud et très lourd, une poussière épaisse s’élevait. J’avais mal à la poitrine. Je me dirigeai vers la place du Sénat. Là il y a toujours du vent, surtout près du monument [118]. Endroit triste et pénible.
Pourquoi n’ai-je nulle part trouvé de spectacle plus pénible ni plus triste que celui de cette énorme place? Ce jour-là je la contemplais d’un air étrange, je sentis bientôt ma tête s’engourdir, j’étais distrait. Je repris le dessus sur moi-même une fois arrivé au pont Nikolaïevski et ce n’est qu’alors que je me rendis compte que j’allais chez Razoumikhine, mon camarade, un ancien étudiant qui, comme moi, avait été exclu de l’Université. Une semaine plus tôt j’avais décidé d’aller le voir pour une affaire très urgente, qui l’était devenue encore plus depuis que j’avais jeté la bourse sous la pierre. Il est amusant que je sois allé chez lui, j’avais résolu de le faire une demi-heure plus tôt en même temps que je décidais de me rendre dans l’île Krestovski.
J’éprouvais une sensation singulière. Pourquoi aller chez Razoumikhine? Pour la bonne raison que si, plus tard, on allait m’inculper, me presser et me demander, pourquoi j’avais quitté ma chambre pour une journée entière, malgré ma maladie et mon évanouissement, je pourrais répondre: j’avais tellement faim que je suis allé emprunter quelques sous chez mon camarade, qui habite très loin, dans l’île Vassilevski, sur la Petite Néva, et naturellement ce camarade pourrait déposer que j’étais venu lui demander de l’argent et, par conséquent, il n’y aurait rien de suspect dans mon absence prolongée.
Je m’étonne d’avoir pu échafauder pareil plan dans l’état où je me trouvais, car la mémoire, la raison et les forces m’avaient complètement, mais complètement abandonné et je ne rentrais en possession de mes moyens que pour quelques moments de temps à autre. Je ne m’étais même pas rendu compte de mon projet, d’autant plus que je ne pouvais juger positive[ment] de rien.
Ainsi par exemple je ne m’étais pas du tout aperçu que j’avais suivi jusqu’au bout l’interminable Première Ligne qui conduit à la Petite Néva, sans éprouver la moindre fatigue d’une pareille randonnée, comme toujours lorsque on est par trop fatigué, exténué, épuisé.
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