Ayant escaladé les quatre étages de la maison où habitait Razoumikhine je ressentis dans mon être une étrange sensation que je ne puis traduire en paroles.
Razoumikhine était chez lui, dans sa petite chambre, il vint lui-même m’ouvrir. Il était en train d’écrire. Nous n’étions pas de très grands amis, mais plutôt d’anciens camarades, d’ailleurs assez intimes. Je ne l’avais pas revu depuis près de cinq mois. Lorsque j’avais décidé de lui rendre visite, je n’avais point songé que je me trouverais en sa présence tout à l’heure ce qui est autre chose que de se l’imaginer, en un mot, je puis dire, – je ne comprends pas cette sensa[tion], – qu’il me semble que je n’aurais pas dû aller chez Razoumikhine, et aussi, que je ne devais plus m’occuper de rien. Ou plutôt, je ne le pensai pas, mais si à présent il y avait pour moi quelque chose de pénible, d’impossible, c’était de causer et de me rencontrer… avec les gens, comme auparavant. Je ne saurais exprimer précisément ce que j’ai éprouvé, mais je le sais, moi. À peine entré je le ressentis pour la première fois. Et ce fut peut-être le moment de plus grande angoisse pendant ce dernier mois, où pourtant je suis passé par des souffrances sans fin.
– Que t’arrive-t-il? s’écria-t-il en me regardant avec stupéfaction. Est-ce possible que tes affaires soient si mauvaises? Il examinait mon costume. Eh bien! mon vieux, tu nous dépasses tous. Bien qu’habillé de haillons, Razoumikhine avait l’air plus convenable que moi. Assieds-toi. Je tombai sur son divan recouvert de toile cirée et alors seulement il s’aperçut que j’étais malade.
(Razoumikhine était toujours le même: grand, maigre, mal rasé, aux cheveux noirs, à l’air bon, aux yeux noirs et énormes comme des cuillers… Il n’était point sot, parfois il faisait la noce, il passait pour un gaillard très solide… Une nuit, se trouvant en nombreuse compagnie il avait descendu d’un seul coup un agent haut de deux mètres. Il se distinguait encore par la faculté qu’il avait de jeûner indéfiniment et de supporter le plus grand froid sans trop en souffrir. Tout un hiver il n’avait pas chauffé sa pièce et disait qu’ainsi il dormait mieux).
– Tu es malade, sérieusement malade. Il voulut me tâter le pouls, je retirai ma main.
– Inutile, lui dis-je, je suis venu… Voici: je n’ai plus de leçons… je voulais. D’ailleurs, je n’ai pas besoin de leçons.
– Tu sais, mon cher, tu as le délire, dit-il, après un moment de silence.
– Non. Adieu.
Je me levai du divan.
– Attends donc un peu, que tu es drôle!
– Inutile! répétai-je en dégageant ma main.
– Écoute-moi donc, mais ce sera comme tu vourras (en parlant il supprimait toujours des lettres). Voici, je n’ai pas de leçons, et je m’en fiche; en revanche, j’ai au marché un libraire Kherouvimov. C’est mieux qu’une leçon ou plutôt ce bonhomme est une leçon en son genre. Il publie de petits bouquins sur les sciences naturelles. Voici deux feuilles de texte allemand, du charlatanisme le plus sot; l’auteur examine la question de savoir si la femme est un être humain et prouve pompeusement qu’il en est ainsi. Je suis en train de traduire cela; avec ses deux feuillets mon libraire va en confectionner trois fois autant; il fera précéder le tout d’un titre grandiloquent long d’une demi-page, il vendra l’exemplaire cinquante kopecks; et ça s’enlèvera. Je touche pour ma traduction six roubles par feuille. Donc, douze roubles en tout, sur lesquels j’en ai reçu six d’avance. Lorsque j’aurai terminé cette traduction il y en aura d’autres; quelque chose sur les baleines et cætera. Infatigable. Veux-tu traduire la seconde feuille de La femme est-elle un être humain ou non? Si c’est oui, prends-la tout de suite ainsi que ces trois roubles, car j’ai reçu une avance pour tout le travail et cette somme te revient par conséquent pour ta part. Du reste, tu vas m’aider, tu me rendras même service. Je ne suis pas fort sur l’orthographe, quant à l’allemand, je n’en sais pas un mot, et suis forcé pour la plupart d’inventer tout de mon propre chef, mais oui. D’accord?
Sans mot je pris les feuillets, sans doute arrachés dans quelque revue allemande, ainsi que les trois roubles, et toujours silencieux, je me retirai, mais, arrivé à la Première Ligne, je retournai sur mes pas, remontai chez Razoumikhine, posai les pages de la traduction et les trois roubles sur sa table et m’en allai sans proférer une parole.
– Mais tu es fou, s’écria Razoumikhine, stupéfait. Pourquoi es-tu venu alors?
– C’est que je n’ai pas besoin… de traductions, fis-je en descendant l’escalier.
(Tu es le plus naïf des hommes, je suis un lâche, moi, je reviendrai une autre fois.
– Dis donc, écoute-moi, tu n’as peut-être pas mangé depuis trois jours, ne te gêne pas.)
– Ah! Alors de quoi as-tu besoin, diable! Où demeures-tu? me cria-t-il.
Je ne répondis rien et repris le chemin de la maison.
– Eh bien, va-t’en au diable, retentit dans l’escalier. Je traversais le pont Nikolaïevski, plongé dans mes pensées lorsque je revins à moi, et voici comment: le cocher d’une voiture me donna un grand coup de fouet sur le dos parce que inattentif à ses cris prolongés j’avais failli me trouver sous les pieds de ses chevaux. Le coup du fouet m’irrita tellement que, reculant vers la balustrade, je me mis à grincer et à claquer des dents. Autour de moi, on riait.
Et la bourse. Pourquoi avoir tué si ensuite tu jettes ton butin? Hier tu convoitais ces objets. Tu les as convoités n’est-ce pas? et aujourd’hui tu les précipites dans le canal. Mais tu as peut-être fait cela inconsciemment, sous l’influence de la peur. Eh bien, maintenant que tu es pleine conscience et raison, ramasse tes forces! Qu’aurais-tu fait? en pleine conscience? tu les aurais jetés quand même dans le canal. N’est-ce pas vrai? Souv[iens toi]. Es-tu malade? Tu es fou à présent. As-tu le délire? Tu délires, mais songe que tu n’as pas encore ouvert la bourse pour regarder son contenu. Non, cela ne t’est même pas venu à l’idée.
Justement comme j’étais adossé à la balustrade et regardais stupidement le carrosse qui s’éloignait je m’aperçus que quelqu’un me mettait dans la main une pièce d’argent: «Prends ceci, pour l’amour du Christ.» Je tournai la tête et vis devant moi une marchande âgée et sa fille. J’acceptai l’aumône; les deux femmes s’éloignèrent. À mes vêtements elles pouvaient très bien me prendre pour un mendiant, pour un vrai ramasseur de petits sous dans la rue; quant à ce qu’elles avaient donné, vingt kopecks, je le devais sans doute au coup de fouet qui avait apitoyé la marchande sur mon sort.
Je serrai la pièce d’argent dans ma main, fis douze pas, me tournai vers la Néva, du côté du Palais [119], et revenant à la place où j’avais stationné tout à l’heure je m’y arrêtai de nouveau, je ne sais pourquoi.
Il faisait une journée torride, claire, le ciel était pur, l’eau de la Néva presque bleue, ce qui est très rare. La coupole de la cathédrale qui ne paraît jamais aussi belle que vue précisément de cet endroit du pont, à quelques pas de la chapelle Nikolaïevski, resplendissait; on en voyait distinctement, tant l’air était pur, les plus petits ornements. Je me rappelai vaguement qu’à l’époque où je fréquentais l’Université, il m’arriva peut-être plus de cent fois, en rentrant chez moi, de contempler ce merveilleux panorama. Il me semblait étrange de me trouver debout à cet endroit comme si je ne pouvais plus rester au mê[me] endroit qu’auparavant. J’aimais m’arrêter ici, étonné chaque fois de l’impression que je ressentais, je m’étais même fait une habitude de stationner quelques minutes sur le pont, juste à cette place, et savez-vous. Elle a en elle une certaine particularité. Je restai longtemps ainsi, enfin me souvenant de mes vingt kopecks, je desserrai la main, regardai la pièce d’argent et la jetai silencieusement dans l’eau.
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