J’ai soupé et lui ai rapporté mon assiette moi-même. Nastassia ne me parle pas. On dirait qu’elle est aussi mécontente de quelque chose.
Je me suis arrêté au moment où, après avoir déposé la hache dans la loge du portier et m’être traîné jusque chez moi je me suis jeté sur mon lit dans un état d’évanouissement. Sans doute suis-je resté étendu ainsi longtemps.
Il m’arrivait de temps en temps de me réveiller, alors je remarquais qu’il faisait déjà nuit, cependant il ne me venait pas à l’idée de me lever. Enfin presque complètement revenu à moi, je m’aperçus que le jour commençait à poindre. Je restai étendu à plat sur mon divan, encore engourdi par le sommeil et l’étourdissement. Je percevais vaguement de la rue des cris terribles, désespérés, que j’entends chaque […] vers trois heures sous ma fenêtre. Tiens, voilà les ivrognes qui sortent des cabarets, il est près de trois heures; à cette pensée je sautai tout d’un coup sur mes pieds comme si quelqu’un m’avait tiré de dessus le divan. Comment, il est trois heures! Je m’assis sur le divan, et alors je me rappelai tout, mais tout! Soudain, en un clin d’œil je me suis souvenu de tout!
Une seconde plus tard je me jetai sur le divan en proie à un effroi extrême. J’avais froid. Cela à cause de la fièvre qui s’était emparée de moi pendant que je dormais, ce que j’avais déjà ressenti…
[Note marginale]: J’avais l’impression de rôtir sur un feu.
Aussitôt levé, je fus secoué par un tel frisson que les dents faillirent me sauter hors de la bouche; tout mon corps tremblait. J’ouvris la porte et j’écoutai. Toute la maison était plongée dans un sommeil profond. Je jetai un coup d’œil sur moi-même et tout autour; j’étais plein de stupéfaction: je n’arrivais pas à comprendre. Comment avais-je pu en rentrant hier ne pas fermer la porte et me jeter sur le divan non seulement sans me déshabiller mais même sans ôter mon chapeau, car celui-ci avait roulé par terre et se trouvait toujours à la même place, près de l’oreiller. Si quelqu’un était entré ici qu’aurait-il pensé? Que je suis saoul? Pourtant… D’un bond je me précipitai vers la fenêtre. Il faisait assez clair, je me mis à m’inspecter des pieds à la tête, à examiner mes effets: ne portaient-ils pas quelque trace? Impossible de le faire ainsi! Toujours secoué par le frisson, j’entrepris de me déshabiller complètement, et de visiter attentivement mes habits de nouveau. Je regardais chaque fil, chaque loque et ne me fiant pas à moi, car je sentais que pour rien au monde je ne pouvais concentrer mon attention, je recommençai l’inspection à trois reprises. Mais je ne trouvais rien, aucune trace, sauf sur le pantalon, dont le bas tout effiloché pendait en frange. Dieu merci! dis-je à part moi. J’étais vraiment heur[eux]. Il y avait sur la frange comme des taches de sang qui à présent s’étaient coagulées. Je saisis mon canif et coupai toute la frange. Il n’y avait plus rien nulle part. À cet instant je me souvins que la bourse, Dieu merci, et tous les objets que j’avais retirés du coffre se trouvaient encore dans ma poche. Je n’avais pas songé à les en retirer ni à les cacher. Aussitôt je vidai mes poches et jetai leur contenu sur la table. D’ailleurs, je ne comprenais rien: j’étais en proie à la fièvre et au vertige. Après avoir tiré de mes poches que j’ai même retournées pour m’assurer qu’il n’y avait plus rien dedans je portai le tas dans un coin de la chambre où j’avais aménagé un endroit secret. Les papiers y étaient déchirés et c’est dans le trou, sous la tapisserie, que je fourrai tous les objets. J’éprouvais une impression singulière à regarder la bourse et les bijoux, je ne voulais plus les avoir sous mes yeux et étais content de les avoir cachés, mais peut-ê[tre]. On ne pouvait pas les remarquer car le coin était très obscur, pourtant l’endroit était mal choisi. Je m’en rendais compte, bien que la tête me tournât. Je n’avais même pas espéré rapporter ces objets. J’avais compté ne trouver que de l’argent que je serais arrivé à dissimuler d’une manière ou d’une autre. Je voyais nettement ce que j’avais à faire. «Dès demain il faut découvrir une cachette», pensai-je. Exténué, dans une sorte d’hébétement, je m’assis sur le divan et aussitôt le frisson me reprit de plus belle. Machinalement je tirai à moi ma capote qui était chaude, bien que toute déchirée, et je m’en couvris; un sommeil mêlé de délire s’empara de moi.
Mais soudain je bondis de nouveau comme si quelqu’un m’avait arraché de dessus le divan et je me remis à examiner encore une fois mes vêtements. Comment ai-je pu me rendormir sans même avoir rangé mes effets, mon Dieu, c’est bien ça! C’est bien ça! Je n’ai pas enlevé le nœud coulant de l’intérieur de la manche, j’avais oublié, je n’avais pas songé à le faire. Serais-je devenu fou? pensai-je. Et s’il y avait eu une perquisition et qu’on ait vu cela! J’arrachai le nœud et après l’avoir défait le déchirai en menus morceaux que je jetai ensuite sous mon lit. Des bouts de toile ne pouvaient en aucun cas éveiller de soupçons. Je m’étais arrêté au milieu de la pièce et regardais avec une attention aiguë, – car je ne pouvais toujours pas me ressaisir, – autour de moi, sur le plancher et ailleurs pour voir si je n’avais rien oublié. Ce qui me pesait le plus, c’était la sensation que quelqu’un m’avait abandonné, que la mémoire allait m’abandonner de même, que bien que je voulusse concentrer mes pensées, passer tout en inspection, prendre toutes les précautions et calculer les moyens de me sauver, je ne pouvais pas, je ne savais pas le faire. Comment ai-je pu ne pas remarquer le nœud, en examinant mes effets? Ne reste-t-il pas encore quelque chose? L’attention tendue, je regardai stupidement devant moi. Il me vint à l’idée que peut-être mes vêtements étaient ensanglantés en plusieurs endroits et que je ne l’apercevais pas. Oui, faible, désemparé et privé de jugement, je ne devinais rien; ma raison chancelait et s’en allait. Tout à coup je vis que les fils de la frange que je venais de couper à mon pantalon traînaient tels quels sur le plancher, coupés mais non cachés. Seigneur, comment ai-je pu les laisser là? Où les fourrer? Sous le lit? impossible; dans la cheminée? Mais c’est par là, certainement, qu’ils commenceront la visite et trouveront aussitôt la chose. À ce moment-là un rayon de soleil éclaira ma botte gauche; je la regardai; sur la chaussette qu’on voyait par un trou de la chaussure il y avait comme des taches. Je me déchaussai bien vite; en effet, il y avait du sang. Sans doute, avais-je sali ma botte en posant le pied dans cette mare. J’examinai mes chaussures on n’y remarquait rien. Mais que faire, que faire, comment supprimer toutes ces taches? Laver? Non, il vaut mieux sortir dans la rue et jeter, jeter tout cela. Oui, il vaut mieux tout jeter, dis-je en me laissant tomber sans force sur le divan. Une tristesse étrange s’empara de moi à la pensée que je n’étais même pas capable de cacher les bijoux; je me remis à frissonner. Longtemps, pendant plusieurs heures peut-être, la même idée se présentait à moi à travers une sorte de délire: il faut tout jeter, aller quelque part et tout jeter. Pourtant je ne me levais pas. Je ne me souviens pas à quel moment je me suis de nouveau recouvert de ma capote; je me réveillais… jour, très tard aux coups frappés violemment à ma porte. Au premier moment j’ai cru qu’on voulait la défoncer, mais je compris aussitôt que (je) quelqu’un cognait; en même temps je sentis que j’étais saisi par la fièvre, peut-être même par le délire. Je m’en étais rendu compte à travers le sommeil. Le vacarme continuait de l’autre côté de la porte, je me levai et m’assis.
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