- Eh bien, ça s'appelle une veillée d'armes.
- Une veillée d'armes? fît Christophe.
- Oui, quand on veille comme ça, la nuit qui précède une action de grande envergure, ça s'appelle une veillée d'armes.
- Ça se peut bien, dit Christophe.
Puis comme Serge allait ouvrir la porte, se réveillant tout à fait, Robert lui dit:
- En tout cas, avant de monter dans ta piaule, nettoie ton froc, sinon ta mère verra bien que tu n'as pas fait ta veillée d'armes dans ton plumard.
5
L'air vif les avait saisis au sortir de la cave et c'est en pressant le pas qu'ils se dirigèrent vers la grand-rue.
Les lampes étaient éteintes mais la lune venait de se lever. Elle éclairait tout le bas du ciel dessinant les contours des monts noirs de Duerne qui fermaient la vallée comme un coin de nuit enfoncé entre les coteaux plus proches.
- La lune ne nous gênera pas? demanda Robert.
- Non, au contraire, on aura un peu de lumière, c'est préférable.
- Tu appelles ça "un peu"? Qu'est-ce qu'il te faut!
Robert montrait du doigt les pavés où leur ombre s'étirait devant eux, aussi nette que tout à l'heure, quand une lampe de la rue éclairait leur dos.
- Ici, bien sûr, expliqua Christophe, on est éclairé directement. Mais là-bas, c'est différent. Tu sais, même en plein été, tout ce coin de Malataverne n'a guère de soleil que trois ou quatre heures par jour. C'est vraiment enterré. Comme dit mon père: "Là-bas, c'est quasiment sous la montagne". Et à présent, on est en septembre, faut pas l'oublier. J'ai vérifié, ne t'inquiète pas, la ferme de la vieille sera dans l'ombre jusqu'à passé une heure du matin.
- Évidemment, à cette heure-là, on sera loin.
- J'espère bien, oui; seulement, on aura tout de même profité de la lune. Sans être en pleine lumière, on y verra assez pour travailler à la porte facilement. Ça vaut toujours mieux que de prendre une lampe électrique.
La tête encore lourde, mais ragaillardi par la fraîcheur et la marche rapide, Robert se sentait mieux que dans la cave. Quelque chose flottait en lui qui rendait agréable chacun de ses mouvements. Il avait parfois l'impression de marcher sur un tapis épais et souple.
- Alors tu penses qu'il faudra attendre trois mois! Ça va nous mener à décembre, quoi!
- Oui, approuva Christophe. Mettons encore qu'on attende fin janvier, pour être plus sûr, ce ne serait pas un malheur parce que, tu sais, quand les routes sont mauvaises, c'est pas là qu'on peut vraiment profiter d'une moto.
- À ton avis, combien il peut y avoir en tout, dans ce portefeuille?
- Je ne sais pas, mais d'après Serge, ça fait un sacré paquet!
Ils arrivaient en vue de la place du Marché. Christophe frappa soudain sur l'épaule de Robert; il se pencha vers lui, et, d'une voix qui tremblait un peu, se retenant de crier, il dit:
- Tu réalises, petite tête! Tu te rends compte, un coup de veine pareil! Chacun une pétoche et peut-être bien du rabiot pour se payer une bonne nouba pour arroser le coup! Quand je pense qu'il y a des types qui vont risquer le bagne pour faucher dix sacs à un chauffeur de taxi par exemple!... Le bagne, ou bien des fois de prendre une balle dans la peau.
- Ça, pour les balles dans la peau, nous, on ne risque rien, avec la vieille, seulement, le reste...
Christophe s'énerva un peu.
- Le reste non plus, je te l'ai expliqué, quoi!... et puis, ne t'en fais pas. En cas de pépin, Serge a seize ans, toi quinze, c'est pas la peine de chercher, c'est moi qui endosserais tout.
Il posa encore sa main sur la nuque de Robert, et, le secouant un peu, il ajouta:
- Allez, bonne nuit, vieux. Et surtout tâche d'être à l'heure demain. Et si on se rencontre dans la journée: "Bonjour, comment ça va?" C'est tout, hein! Tu as bien compris. C'est pas la peine de chercher à se revoir inutilement.
- Oui, c'est entendu.
Christophe tendit la main, mais Robert demanda encore:
- Pour vendre les fromages, tu crois qu'il ne faudrait pas attendre...
- Attendre quoi, qu'ils puissent aller là-bas tout seuls?
Christophe se mit à rire. Robert attendit un instant puis reprit:
- Si le vieux porte plainte, les cognes vont chercher...
Le rire de Christophe l'interrompit:
- Non mais sans blague, tu te fous de moi! Tu vois les cognes faire une enquête dans tout le canton pour ça? Et puis tu sais, hein, entre nous, je ne vois rien qui ressemble à un fromage autant qu'un autre fromage!
Le vin devait commencer de faire son effet. Christophe riait sans arrêt.
- Te marre pas comme ça, dit Robert, on va nous entendre.
- C'est toi qui me fais marrer... Allons, va te coucher, ça ne te vaut rien de boire un canon, tu vois du képi bleu partout.
Robert n'insista pas. Ils se serrèrent la main et Christophe traversa la place en direction du magasin aux volets clos. Robert le regarda s'éloigner puis s'engagea dans l'impasse.
Là, il faisait plus sombre. La lune atteignait seulement le haut de quelques façades du côté gauche. Des vitres luisaient comme de l'étain, mais aucune fenêtre n'était éclairée.
Un chat jaillit d'un couloir et, en deux bonds, traversa la chaussée pour se couler sous un portail. Robert, qui avait sursauté, s'arrêta pour le regarder s'étirer, le ventre au sol, les reins cambrés et les pattes de derrière arc-boutées puis allongées dans la poussière.
Robert repartit. Le bruit de ses pas le précédait, courant devant lui, renvoyé de façade en façade. Il ralentit et se mit à marcher au ras des murs sur la terre moins dure.
Il atteignit bientôt l'une des dernières maisons, sortit sa clef et monta lentement l'escalier de pierre, la main sur la rampe de fer glacée. Il ouvrit la porte en la soulevant un peu pour empêcher les gonds de grincer et, dès qu'elle fut refermée, il s'immobilisa pour écouter. Enfin, après quelques instants, il alluma son briquet. Il éleva la main, regarda au fond du couloir dont la tapisserie sale se boursouflait. Le vélo de son père était là. À l'endroit du mur où portait le guidon, le plâtre apparaissait.
Robert éteignit son briquet pour se déchausser, puis, une fois nu-pieds, il le ralluma et avança lentement jusqu'au bas de l'escalier intérieur. Il écouta encore et monta en évitant la quatrième et la septième marche dont le bois craquait.
Depuis le palier, il perçut la respiration régulière de son père. Il évita encore certaines lames du plancher et entra enfin dans sa chambre. Il alla s'asseoir sur son lit, éteignit son briquet et se déshabilla.
Par la lucarne, la lune éclairait un pan de mur et un triangle de plancher où s'allongeait l'ombre portée de la crémaillère.
Une fois couché, Robert resta longtemps à regarder cette tache de lumière. Chaque détail du mur apparaissait: là, une lézarde minuscule du plâtre courait comme un sentier tordu, plus loin, un fil de la Vierge poussiéreux s'accrochait à des grains de badigeon. Sur les autres murs, la pénombre effaçait les détails mais Robert devinait chaque objet. Un piton où pendaient des ficelles et une lanière de cuir; le crucifix avec son rameau de buis qui avait glissé sous son bras gauche; en dessous, une caisse posée sur un tabouret et servant d'étagère où s'entassaient des journaux de cinéma et les livres du cours d'apprentissage. Robert passa très vite sur la vieille machine à coudre que son père avait montée là après la mort de sa mère parce que le marchand de ferraille refusait d'en donner plus de cent cinquante francs.
Robert ne pensait à rien. Il ne dormait pas, ses yeux restaient grands ouverts et son regard continuait de faire le tour de la chambre sans jamais s'arrêter. Ici, rien ne vivait, rien que son regard qui passait sur les objets.
Читать дальше