Il y eut soudain comme un grand fracas, un déchirement qui le fit sursauter. Le patron venait de replier son journal en demandant:
- Alors, tu roupilles, oui? Grouille-toi, mon vieux, je ne vais pas t'attendre cent sept ans, moi!
Robert se remit à manger et à boire et vida son bol. Le patron ralluma son mégot et lança en se levant:
- Allez, en route.
Robert porta les bols et les cuillères sur l'évier. Déjà sur le seuil, le patron se retourna pour crier en direction de la porte entrouverte au fond de la cuisine:
- On s'en va. Tout est prêt dans le panier?
- Oui, fit la patronne.
- Bon, s'il vient des gens pour chercher des outils réparés, tout ce que j'avais promis pour aujourd'hui est fait. Tu verras, c'est tout dans l'atelier à côté de la forge, il y a les noms dessus.
- Ça va, je sais.
Le patron sortit dans la cour.
- Mets le panier dans la remorque, dit-il, et fais gaffe; il y a les litres.
Robert empoigna le panier et sortit à son tour. Quand il referma la porte de la cuisine, il se passa quelque chose en lui, comme s'il quittait quelqu'un. Comme s'il allait se trouver seul pour longtemps. Sa gorge se serra un peu et il lui sembla qu'il faisait très froid dans la rue.
7
Il faut une bonne demi-heure pour aller de Sainte-Luce au chemin de la Combe-Calou qui est, en quelque sorte, le prolongement du raidillon montant de l'Orgeole. Quand Robert et son patron arrivèrent au débouché de la Gombe, le soleil essayait de percer. Au ras de la colline, tout un pan de ciel s'éclairait, se mouchetant de jaune, mais la lumière qui filtrait demeurait glauque.
- Un temps malade, remarqua le patron en tirant sa blague à tabac.
Ils reprirent leur souffle un moment avant de quitter la route. Un paysan de Montfort passa sur un break dont les ressorts criaient. Il leur fit signe de la main.
- Alors, c'est la pluie? demanda le patron.
L'homme eut un geste vague, regarda le ciel et dit:
- La pluie ou le vent, on ne saurait trop dire.
Le patron le laissa s'éloigner et ricana:
- La pluie ou le beau temps, quoi! En voilà encore un qui en sait autant que nous.
Il avait achevé de rouler sa cigarette. Il sortit son briquet mais dut s'abriter derrière son revers de veste pour l'allumer.
- Si jamais le vent du midi se lève vraiment, j'aime mieux te dire qu'on ne sentira pas le moisi ce soir... Allez, on attaque la grimpette?
Ils durent s'y reprendre à trois fois pour gravir les quelque deux cents mètres de mauvais chemin qui s'accrochent à flanc de roche. À chaque arrêt, le patron maugréait:
- Bon Dieu, faut être mabouls pour venir acheter une maison ici. On va se faire rire, petit, le jour où il faudra monter les couronnes de plomb pour leur installation d'eau!
Robert ne parlait pas. Une main sur le timon, l'autre sur le rebord de la charrette, il poussait de toute sa force, le corps tendu en avant, les pieds raclant la roche ou roulant sur les gravats. La tête plus bas que les bras, il ne voyait que le chemin qui défilait tout proche, fait de pierre grise et de terre rouge. Parfois, poussant plus fort que le patron, il arrivait à faire dévier la charrette et devait retenir un instant.
- Bon Dieu, tu as bouffé du cheval, petit!
Arrivés sur le replat devant la maison, ils se redressèrent.
- La boutasse est derrière. Mène la charrette et décharge les outils, je vais voir s'ils sont levés.
Descendant légèrement à présent, le chemin contournait la villa. Robert arrêta sa charrette devant un bassin à peu près carré, profond d'un mètre environ et tout envahi d'algues, de ronces et de chiendent. Par endroits, l'eau apparaissait. Robert s'agenouilla sur la bordure de pierres branlantes, ramassa une baguette et écarta les lentilles d'eau. Tout le fond de vase grouillait de têtards noirs et de larves. Il les agaça un instant puis, se redressant, il jeta sa baguette et revint à la charrette.
Devant lui, le val s'ouvrait, et tout de suite son regard se porta sur Malataverne. C'était la première fois qu'il venait ici, mais la vue était à peu près semblable à celle que l'on a de la ferme des Ferry. Il voyait seulement un peu mieux la façade de la maison Vintard, et, entre deux bosquets de trembles, il parvenait à découvrir une étroite portion de l'intérieur des bâtiments en ruine; mais l'ombre y était très dense et seul apparaissait un amas de tuiles ou de briques. Dans l'enclos, les taches blanches des poules se déplaçaient lentement, s'arrêtant, repartant, disparaissant derrière des touffes de sureau pour réapparaître de l'autre côté. Robert chercha le chien, mais ne put le découvrir. Il devait dormir sous la remise ou se promener dans les ruines. Les volets de la maison étaient clos. La vieille devait être partie pour le marché de Sainte-Luce. Sur la route, les carrioles et les camionnettes commençaient à défiler.
Robert regarda plus haut, toujours sur l'autre versant. À mi-côte, c'était le Bois Noir où il s'était caché la veille. On ne voyait que le toit de la ferme Bouvier dépassant les pommiers encore verts. Tout le coteau des Froids était encore vert. C'était seulement le versant exposé au plein sud, où se trouvait Robert, que l'automne commençait à marquer de teintes chaudes.
À présent, le vent était plus fort et, quand aucune voiture ne passait, Robert entendait le Bois Noir qui grondait doucement. Sur la crête, loin derrière les Bouvier, la forêt de pins ondulait, parcourue d'un long frisson clair chaque fois qu'un coup de vent plus fort sautait la montagne.
- Alors, petit, qu'est-ce que tu fais, tu bâilles à la lune!
Le patron venait de tourner l'angle de la maison. Robert sursauta et se retourna. Le patron quittait déjà sa veste et la pendait au timon de la charrette en ajoutant:
- Tu cavales comme un lapin pour grimper, et ici, tu piques un roupillon aussitôt que je tourne les talons. C'est pas du boulot sérieux, ça!... Il paraît qu'il y a une brouette dans le cabanon, là-bas au bout, file la chercher!
Robert quitta sa veste, lui aussi, et courut au cabanon. De là, il aperçut la cime d'un arbre dépassant le pré en pente qui file vers l'est, et il pensa que ce devait être le tilleul des Ferry. En allant jusqu'au milieu du pré, il pourrait sans doute découvrir la ferme. Cependant, il empoigna la brouette et revint en courant.
Le patron avait déchargé les outils et enfilé ses bottes.
- Je vais descendre, dit-il. On va placer le grand tuyau pour siphonner la flotte. Ensuite, je te passerai toute la saloperie. Tu chargeras la brouette et tu iras la vider là-bas, en dessous du noyer.
Une fois le tuyau déroulé dans le pré en contrebas, l'eau boueuse se mit à couler. Robert la regardait serpenter entre les touffes d'herbe maigre. De longs filaments verdâtres arrivaient aussi, flasques et gluants. Des larves semblables à des grillons mal finis, à demi paralysées, se traînaient sur la terre trempée.
- Ça coule? cria le patron depuis le bassin.
- Oui, ça va bien.
- Alors, remonte!
Robert grimpa et le travail commença. À grands coups de trident le patron arrachait les mottes de tiges souples et de racines qu'il lançait sur le rebord. L'eau et la vase ruisselaient.
- Tu parles d'une filasse, et ça pue, en plus de ça!
Une odeur lourde de pourriture montait du bassin, mais le vent, de plus en plus fort, l'emportait. Robert chargeait la brouette et allait la vider sous le noyer, dans un fossé. À plusieurs reprises, il vit des têtards collés aux herbes et tournant leur ventre gris aux reflets de nacre. Les corps palpitaient, les bouches s'ouvraient, parfois une queue se décollait, battant la vase où la bête entière finissait par s'enfoncer.
Robert découvrit une vieille boîte de conserve au pied d'un mur. Il secoua la rouille et ramassa quelques têtards puis, posant sa boîte dans la brouette, il revint au bassin.
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