Robert imagina le fils Corneloup, le charcutier, sortant la camionnette pour le marché. Le moteur s'éloigna et Robert se retrouva seul. Les rats ne couraient plus. Le vent était trop faible, trop intermittent pour meubler le silence.
Alors, d'un coup, Robert se leva et s'habilla. En bas, il alla tout de suite à l'évier et commença par boire un grand verre d'eau. Ensuite, il resta un moment la tête sous le robinet, le visage dans ses deux mains en coupe. À mesure que la fraîcheur de l'eau pénétrait en lui, elle chassait cette brume qui avait un relent de tabac et de vin. Il but encore dans le creux de sa main, se releva et s'essuya au torchon humide après avoir choisi le coin qui sentait le moins fort. Se dirigeant alors vers la fenêtre, il regarda la ruelle déserte puis le ciel entre le bord de la fenêtre et le toit d'en face. Ce ciel était gris, fait d'un seul nuage immobile et bas. Il y avait du vent pourtant, qui poussait dans la ruelle des papiers sales et quelques feuilles de platane.
Robert demeura un bon moment sans bouger. Peu à peu, entre lui et les pierres mal jointes de la façade proche, des images revenaient, rapides, fugitives, insaisissables et qu'il ne cherchait pas vraiment à fixer. Se retournant, il s'avança près du buffet où se trouvait le réveille-matin. Il n'était que cinq heures et demie et Robert hésita, s'assit sur le coin de la table, se leva, ouvrit le placard, sortit une assiette où se trouvait un reste de pâté de foie qu'il flaira longuement avant de le remettre en place. Il empoigna un morceau de pain très dur qu'il reposa aussitôt.
Quelque chose était en lui, qu'il ne parvenait pas plus à définir qu'à rejeter. Une chose trouble, comme un brouillard tenace mais malgré tout transparent. Et cette chose le suivait, alourdissant chacun de ses gestes, se glissant entre ses yeux et tout ce qu'il regardait. Dès qu'il s'arrêtait de marcher dans la pièce, dès que son regard se posait sur un objet, les images revenaient, toujours les mêmes: les motos, Gilberte, la nuit sur le val de l'Orgeole; et, plus dure, s'imposant davantage, la ferme de la mère Vintard avec, derrière, les ruines grises de Malataverne.
Cette image-là semblait s'attacher aux recoins les plus sombres de la cuisine. Chaque fois que Robert regardait vers le fourneau, où le plâtre était noir jusqu'au plafond, il la retrouvait, elle sortait du mur pour s'avancer vers lui. À certains moments, elle prenait un relief curieux qui accusait ses ombres et ses lumières. Elle devenait pourtant sans vie.
Robert regarda encore le réveil. La grande aiguille avait à peine avancé. Il eut un soupir et se dirigea vers le couloir.
En prenant sa veste, il décrocha du portemanteau un vêtement qui tomba à ses pieds. Il se baissa pour le ramasser. Une odeur fade de pierre effritée s'en dégageait avec un nuage de poussière. Le vêtement était un pantalon de travail du père Paillot. Le velours côtelé était râpé et crevé aux genoux. Il était grisâtre, de la couleur de la pierre des carrières. Robert imagina un instant ces carrières; les machines énormes avec des concasseurs hauts comme une maison de deux étages et d'où s'échappait un nuage épais qui retombait en pluie irrespirable sur tout le chantier. À plusieurs kilomètres à la ronde tout était gris, les arbres, les prés, les routes, les maisons; et les hommes de la carrière aussi avaient la couleur de cette pierre.
- Et l'extérieur, c'est rien, disait le père Paillot, faudrait voir le dedans. Les toubibs le disent, c'est du vrai limon. T'as beau boire, ça reste collé, on peut rien y faire!
Robert raccrocha le pantalon et resta un instant à le regarder, puis il enfila sa veste et sortit.
Dans l'impasse, le vent tiède courait, apportant les premiers bruits du marché.
Robert marcha jusqu'à la grand-rue et s'arrêta. De l'autre côté de la chaussée deux camionnettes étaient déjà arrivées. Les camelots bavardaient en déchargeant les tubes métalliques de leurs tentes. Robert s'avança pour regarder l'épicerie Girard. Christophe était peut-être levé, mais rien n'était encore ouvert, pas même les persiennes du premier étage. Il traversa pourtant et alla jusqu'à la porte du couloir. Elle était entrouverte. Il se pencha. La moto de Christophe était là et il y avait de la lumière à la cuisine. Il entendit un bruit de casserole, un bruit d'eau coulant d'un robinet, puis reconnut la voix du père Girard qui demandait l'heure. Robert ne perçut aucune réponse, hésita encore, une main sur le loquet, puis se retourna.
Au clocher, il était à peine six heures moins le quart. Une autre camionnette arriva. C'était celle du "Tout pour cent francs" avec ses bâches orange roulées et ficelées sur l'impériale. La femme qui était à côté du chauffeur le reconnut au passage et lui sourit en soulevant la main. Il demeura immobile un instant, suivant des yeux la camionnette qui manœuvrait pour prendre sa place entre les arbres. La femme descendit et regarda dans sa direction. Robert se souvint de tout ce qu'il avait acheté là. Ses cahiers pour les cours d'apprentissage, des crayons, quelques outils et un couteau qu'il avait d'ailleurs dans sa poche. L'homme était descendu aussi de voiture et pariait à un autre forain.
Robert traversa la place en diagonale et monta la grand-rue.
Quand il entra dans la cour, son patron ouvrait l'atelier. Il se retourna pour lancer:
- Tu n'es pas en retard, ce matin, ton père t'a foutu en bas du lit?
Robert sourit:
- Non, dit-il. Je n'ai pas regardé l'heure... J'étais réveillé... Je me suis couché tôt, hier.
- Tiens, sors toujours la carriole, ce sera ça de fait. Le jus doit être chaud.
Robert tira jusque sur le trottoir une voiture faite de tubes et de planches montée sur deux vieilles roues de moto.
- Je pense que tout y est, observa le patron en soulevant les manches des outils, tout au moins pour aujourd'hui. C'est pas la peine de se crever, demain on montera un chargement de matériel.
Puis, regardant le ciel, il souleva sa casquette, se gratta la tête du bout des doigts en ajoutant:
- Pourvu qu'on n'ait pas la flotte, c'est le principal.
Ils entrèrent dans la cuisine. Là, il faisait plus chaud et une bonne odeur de café montait d'une casserole qui chantait sur le réchaud. Les bols étaient sur la table et le patron versa.
- Si tu veux du lait, tu prends dans le bidon.
- Non, ça va comme ça, fit Robert.
Le patron cassa du pain dans son bol, le fit tremper et se mit à manger. Il aspirait très fort à chaque cuillerée et, sans s'arrêter de mâcher, il parlait du travail. Au bout d'un moment, il demanda:
- Tu ne manges pas, ce matin?
Robert se coupa une tranche de pain très mince qu'il trempa dans son bol. À présent, il recommençait à s'engourdir un peu. Il faisait bon, dans cette cuisine. Le jour terne découpait au-dessus de la fenêtre les sarments et les feuilles rousses de la treille. Sur la toile cirée de la table, des reflets s'allongeaient, effaçant les carreaux bleus et jaunes.
Le patron avait vidé son bol. Il sortit sa blague et se mit à rouler une cigarette. Quand il l'eut allumée, il repoussa son bol, essuya la toile cirée d'un revers de main et déplia le journal. Il y eut un long silence. Robert s'était arrêté de manger. Il écoutait. Derrière lui, il y avait le tic-tac du carillon, une voiture, de temps à autre, descendait la rue, c'était tout. Les feuilles de la treille remuaient à peine.
Robert se tassait sur sa chaise, son dos se voûtait, ses yeux étaient à demi fermés et le journal était comme une feuille de papier d'un gris uni.
Il pensa vaguement à Christophe. Tout à l'heure, quelque chose l'avait poussé jusque dans le couloir de l'épicerie presque malgré lui, mais il se demandait ce qu'il aurait pu dire si Christophe l'avait trouvé là-bas.
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