— Sont-ils armés ?
— Certains. Pas tous. Mais ils ont un plan.
— Et quel est-il ?
— Prendre par surprise la garnison de Praeneste, s’emparer de la ville, la fortifier et s’en servir comme base pour rallier leurs forces.
— Praeneste est quasi imprenable, intervint Crassus, et elle est à moins d’une journée de marche de Rome.
— Manlius a également envoyé des partisans du haut en bas de l’ H italie pour déclencher des h émeutes.
— Eh bien, commenta Cicéron sur un ton sarcastique en les regardant les uns après les autres, vous êtes vraiment très bien informés.
— Toi et moi avons eu nos désaccords, consul, dit froidement Crassus, mais je suis d’abord et avant tout un citoyen loyal. Je ne veux pas voir éclater une guerre civile. C’est pour cela que je suis ici.
Il posa la cassette sur ses genoux, l’ouvrit et en sortit un paquet de lettres.
— Ces messages m’ont été portés plus tôt dans la soirée. L’un m’était adressé ; deux l’étaient à mes amis ici présents, Marcellus et le jeune Scipion, qui dînaient justement avec moi. Les autres sont adressés à divers membres du sénat. Comme tu peux le voir, les sceaux de ces derniers n’ont pas été rompus. Voilà. Je ne veux pas de secrets entre nous. Lis celui qui m’est destiné.
Cicéron lui jeta un regard soupçonneux puis parcourut rapidement la lettre et me la tendit. Elle était très brève : « Le temps de la discussion est terminé. Le moment de l’action est venu. Catilina a dressé ses plans. Il veut t’avertir que le sang va couler à Rome. Ne prends pas de risque et quitte la ville en secret. Tu seras contacté dès que tu pourras revenir en toute sécurité. » L’écriture était propre et absolument dénuée de caractère : un enfant aurait pu en être l’auteur.
Le silence s’abattit sur la pièce.
— Tu comprends pourquoi il fallait que je vienne tout de suite, expliqua Crassus. J’ai toujours été partisan de Catilina. Mais nous ne voulons pas participer à cela.
Cicéron prit son menton dans sa main et ne dit rien pendant un instant. Il regarda Marcellus et Scipion.
— Et les messages que vous avez reçus ? Sont-ils exactement les mêmes ?
Les deux jeunes sénateurs acquiescèrent.
— Anonymes ?
Nouveaux hochements de tête.
— Et vous n’avez pas la moindre idée de qui en est l’auteur ?
Ils firent le même signe de dénégation. Pour deux jeunes nobles romains si arrogants, je les trouvais aussi dociles que des agneaux.
— L’identité de l’expéditeur reste un mystère, intervint Crassus. Mon portier nous a remis les lettres alors que nous finissions de dîner. Il n’a pas vu qui les avait apportées — on les avait laissées sur le seuil et celui qui les a déposées s’est enfui. Naturellement, Marcellus et Scipion ont lu la leur en même temps que j’ai découvert la mienne.
— Naturellement, convint Cicéron. Puis-je voir les autres messages ?
Crassus chercha dans sa cassette et lui tendit un à un les messages intacts. Cicéron examina l’adresse sur chacun d’eux puis me les montra. Je me souviens d’un Claudius, d’un Aemilius, d’un Valerius et d’autres du même acabit, dont Hybrida : huit ou neuf au total, tous patriciens.
— On dirait qu’il prévient tous ses compagnons de chasse, commenta Cicéron, au nom du bon vieux temps. Il est étrange, n’est-ce pas, qu’ils aient tous été portés chez toi ? Pourquoi, d’après toi ?
— Je n’en ai aucune idée, répondit Crassus en soutenant très froidement son regard.
— Voilà une bien curieuse conspiration qui s’adresse à un homme qui prétend ne même pas en faire partie et lui demande de lui servir de messager.
— Je ne prétends pas avoir d’explication.
— Il s’agit peut-être d’un canular.
— Peut-être, répliqua Crassus. Mais si l’on considère les événements inquiétants qui se déroulent en Étrurie et quand on sait à quel point Manlius et Catilina sont proches… Non, fit-il en secouant la tête. Je crois qu’il faut prendre les choses au sérieux. Il me semble que je te dois des excuses, consul. On dirait bien que Catilina constitue effectivement un danger pour la république.
— C’est un danger pour nous tous, assura Cicéron.
— Si je peux faire quelque chose… tu n’as qu’à demander.
— Eh bien, pour commencer, il me faudrait ces lettres, dit Cicéron. Toutes les lettres.
Crassus échangea un regard avec ses compagnons, puis lui tendit la cassette.
— Tu vas les présenter au sénat, je suppose ?
— Je crois qu’il le faut, non ? J’aurai aussi besoin qu’Arrius fasse un compte-rendu de ce qu’il a appris en Étrurie. Acceptes-tu, Arrius ?
Arrius se tourna vers Crassus. Celui-ci lui adressa un petit signe de tête.
— H absolument, confirma Arrius.
— Vas-tu demander au sénat l’autorisation de lever une armée ?
— Il faut protéger Rome.
— Puis-je simplement te dire que si tu dois trouver quelqu’un pour commander ces troupes, tu n’as pas besoin de chercher plus loin ? dit Crassus en s’avançant sur son siège avec empressement. N’oublie pas que c’est moi qui ai maté la révolte de Spartacus. Je pourrais mater celle de Manlius avec la même efficacité.
Comme Cicéron le fit remarquer par la suite, l’impudence de cet homme le laissait sans voix. Alors qu’il avait contribué à faire naître le danger en soutenant Catilina, il espérait à présent s’attribuer le mérite de son anéantissement ! Cicéron se garda de s’engager et prétendit que l’heure était un peu tardive pour concevoir des armées et nommer des généraux, et qu’il préférait attendre le lendemain pour décider comment réagir. Il se leva pour indiquer que la discussion était terminée. Crassus l’imita à contrecœur.
— Quand tu feras ta déclaration devant le sénat, j’espère que tu mentionneras le patriotisme dont j’ai fait preuve en venant te voir ?
— Tu peux compter sur moi, dit Cicéron en le poussant hors de son bureau puis dans l’ atrium où attendaient les gardes.
— Si je peux faire quoi que ce soit d’autre… proposa Crassus.
— En fait, il y a une question sur laquelle j’apprécierais ton aide, dit Cicéron, qui ne manquait jamais une occasion de tirer le maximum d’une situation. Le procès contre Murena, s’il a lieu, nous priverait d’un consul à un très mauvais moment. Veux-tu te joindre à Hortensius et à moi pour le défendre ?
C’était évidemment la dernière chose que Crassus avait envie de faire, mais il fit bonne figure.
— Ce serait un honneur.
Les deux hommes se serrèrent la main.
— Je ne saurais te dire à quel point je suis heureux que tous les malentendus qui ont pu exister entre nous soient à présent dissipés.
— C’est exactement ce que je ressens, mon cher Cicéron. La nuit a été fructueuse pour chacun de nous. Et encore plus fructueuse pour Rome !
C’est avec force manifestations d’amitié, de confiance et de respect que Cicéron reconduisit Crassus et ses compagnons à la porte, puis il le salua, lui souhaita une bonne nuit de sommeil et promit de parler de lui dès le lendemain.
— Eh bien, ce salopard est un fieffé menteur ! s’exclama-t-il à peine la porte refermée.
— Tu ne le crois pas ?
— Quoi ? Qu’Arrius se serait justement trouvé en Étrurie et se serait par hasard mis à discuter avec des hommes qui prennent les armes contre l’État et qui, sur un coup de tête, lui auraient demandé de se joindre à eux ? Non, je ne le crois pas. Et toi ?
— Ces lettres sont très bizarres, répondis-je. Tu crois qu’il les a écrites lui-même ?
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