— Certaines choses ?
— Eh bien, il faut d’abord que je consulte mon frère Nepos. Et puis il y a mon autre frère — mon beau-frère en fait — Pompée le Grand, dont il faut tenir compte…
— Nous n’avons pas le temps pour ça, coupa Cicéron avec impatience. Par tous les dieux, si tout le monde commence à penser aux intérêts de sa famille ayant de considérer ceux de la nation, nous n’arriverons à rien. Écoute, Celer, dit-il en adoptant cette voix douce que je lui avais si souvent entendue, ton courage et ta détermination ont déjà sauvé une fois la république quand Rabirius était en péril. Je sais depuis lors que l’Histoire veut que tu joues le rôle du héros. Cette crise peut apporter la gloire tout autant que le danger. Souviens-toi d’Hector : « Je ne mourrai point d’une mort obscure, mais je me signalerai par quelque grande action qui rendra mon nom immortel… » Par ailleurs, termina Cicéron, si tu ne le fais pas, c’est Crassus qui le fera.
— Crassus ? ricana Celer. Il n’est pas général ! Il ne connaît que l’argent.
— Je suis d’accord, mais il cherche partout l’opportunité d’obtenir la gloire militaire. Donne-lui un jour ou deux et il se sera acheté une majorité au sénat.
— S’il y a de la gloire militaire à en tirer, Pompée la voudra pour lui, et mon frère est rentré à Rome justement pour s’assurer qu’elle lui sera réservée.
Celer me rendit les lettres.
— Non, consul… j’apprécie la confiance que tu me témoignes, je ne peux cependant pas accepter sans leur accord.
— Je te donne la Gaule cisalpine.
— Quoi ?
— La Gaule cisalpine, je te la donne.
Celer le regarda avec stupéfaction.
— Mais la Gaule cisalpine n’est pas à toi, tu ne peux pas la donner.
— En fait, si. C’est la province qui me revient puisque, si tu te souviens bien, je l’ai reçue d’Hybrida contre la Macédoine. J’ai toujours eu l’intention d’y renoncer. Tu peux la prendre.
— Mais ce n’est pas un panier d’œufs ! Il devra y avoir un nouveau tirage au sort entre les préteurs.
— Certes, dit Cicéron d’une voix égale, et tu le gagneras.
— Tu veux truquer le tirage ?
— Jamais je ne ferais une chose pareille. Ce serait très mal venu. Non, non. Je laisse cet aspect des choses à Hybrida. Il n’est peut-être pas doué pour grand-chose, mais je crois que truquer un tirage au sort entre parfaitement dans ses cordes.
— Et s’il refuse ?
— Il ne refusera pas. Nous avons un arrangement. En outre, dit Cicéron en brandissant la lettre anonyme adressée à Hybrida, je suis sûr qu’il préférera que cela ne s’ébruite pas.
— La Gaule cisalpine, reprit Celer en frottant son large menton. C’est mieux que la Gaule transalpine.
— Mon chéri, intervint Clodia en posant la main sur le bras de son mari, c’est une offre très généreuse, et je suis certaine que Nepos et Pompée comprendront.
Celer émit un grognement et se balança à plusieurs reprises sur les talons. Je pouvais lire la cupidité sur son visage. Il finit par lâcher :
— Dans combien de temps crois-tu que je pourrai récupérer cette province ?
— Aujourd’hui même, répondit Cicéron. Il s’agit d’une urgence nationale. Je pourrai défendre le fait qu’il ne saurait y avoir aucune ambiguïté sur le commandement de quelque région que ce soit au sein de l’empire, et que ma place est à Rome, tout comme la tienne est sur le champ de bataille pour détruire l’armée rebelle. Nous serons unis pour défendre la république. Qu’est-ce que tu en dis ?
Celer jeta un coup d’œil en direction de Clodia. Elle hocha la tête en prenant un air encourageant.
— Cela te placerait devant tous tes contemporains, dit-elle. Et cela t’assurerait le consulat.
Il grogna de nouveau, puis se tourna vers Cicéron.
— Très bien, répliqua-t-il en tendant son bras musclé vers le consul. Pour le bien de mon pays, j’accepte.
Après sa visite à Celer, Cicéron se rendit chez Hybrida, à quelques pas de là, réveilla le consul en exercice de sa torpeur éthylique, le fit dessoûler, lui parla de l’armée rebelle qui se réunissait en Étrurie et lui fit un rapide topo de ce qu’il faudrait faire dans la journée. Hybrida commença par se dérober quand Cicéron l’informa qu’il devrait truquer le tirage pour l’obtention de la Gaule cisalpine, mais Cicéron lui montra alors les lettres des conspirateurs avec son nom figurant sur la liste. Ses yeux vitreux et injectés de sang faillirent jaillir de sa tête et il se mit à transpirer et à trembler de peur.
— Je te jure, Cicéron, que je ne sais rien de tout cela !
— Oui, mais malheureusement, mon cher Hybrida, tu es parfaitement conscient que cette ville est pleine de jaloux et d’esprits soupçonneux qui ne seraient que trop enclins à se laisser persuader du contraire. Si tu veux vraiment prouver que ta loyauté est indubitable, je te suggère de me rendre service sur la question de la Gaule cisalpine, et tu pourras compter sur mon soutien absolu.
La question d’Hybrida était donc réglée, et il ne restait plus qu’à convaincre les bons sénateurs. Cicéron s’y attela avant la séance de l’après-midi, pendant qu’on prenait les auspices. Les rumeurs d’attaques rebelles et de complots meurtriers contre les principaux magistrats allaient déjà bon train. Catulus, Isauricus, Hortensius, les frères Lucullus, Silanus, Murena et même Caton, qui était à présent tribun désigné au côté de Nepos — tous furent pris à part et mis discrètement au courant. Cicéron faisait en ces instants terriblement penser à un marchand de tapis rusé dans un bazar grouillant de monde : il jetait des coups d’œil furtifs par-dessus l’épaule de son interlocuteur puis derrière lui-même et parlait à voix basse, ses mains s’agitant de façon expressive, comme s’il cherchait à conclure un marché. César l’observait de loin tandis que j’observais César. Son expression était indéchiffrable. Il n’y avait signe de Catilina nulle part.
Lorsque les sénateurs se rassemblèrent pour l’ouverture de la séance, Cicéron s’assit au premier rang, à l’extrémité du banc le plus proche de l’estrade consulaire, soit à sa place habituelle les mois où il ne présidait pas ; Catulus se trouvait de l’autre côté. De cette position stratégique, Cicéron pouvait, par une combinaison de signes de tête, de regards et de chuchotements audibles adressés à Hybrida, contrôler la procédure même quand il n’occupait pas la chaise curule. Pour être juste, il faut reconnaître à Hybrida qu’il était presque convainquant quand on lui donnait un texte à lire, ce qui était le cas ce jour-là. Avec ses larges épaules redressées et sa noble tête rejetée en arrière, d’une voix que le vin rendait plus chaude, il annonça que les affaires publiques s’étaient brutalement aggravées, et il appela Quintus Arrius à faire une déclaration.
Arrius était de ces sénateurs qui ne s’exprimaient pas souvent mais, lorsqu’il le faisait, on l’écoutait avec respect. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être le côté ridicule de sa voix lui conférait-il des accents de sincérité. Il se leva donc et donna tout un compte rendu de ce dont il avait été témoin dans les campagnes : des bandes armées, recrutées par Manlius, se rassemblaient en Étrurie ; elles n’allaient sans doute pas tarder à atteindre dix mille hommes ; d’après ce qu’il avait compris, ils avaient l’intention d’attaquer Praeneste ; la sécurité de Rome était menacée ; et des soulèvements similaires étaient prévus en Apulie et à Capoue. Lorsqu’il retourna s’asseoir à sa place, un vent de panique commençait à balayer le sénat. Hybrida le remercia puis demanda à Crassus, à Marcellus et à Scipion de lire à voix haute les messages qu’ils avaient reçus la veille au soir. Il remit alors les lettres aux employés qui les rendirent à leurs destinataires. Les sénateurs semblaient pétrifiés. Crassus fut le premier à se lever. Il raconta comment les avertissements lui avaient été mystérieusement délivrés et comment il s’était aussitôt rendu chez Cicéron avec ses amis. Puis il lut le message d’une voix claire et ferme :
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