— Pourquoi ferait-il une chose pareille ?
— Pour pouvoir débarquer au milieu de la nuit et jouer le rôle du citoyen loyal, j’imagine. Ces lettres lui donnaient une excuse parfaite pour retirer son soutien à Catilina.
Je m’échauffais soudain car la vérité m’apparaissait évidente.
— C’est ça ! Il a dû envoyer Arrius voir ce qui se préparait en Étrurie, et quand Arrius est revenu et lui a raconté ce qu’il avait vu, il a pris peur. Il s’est dit que Catilina allait certainement perdre et il a décidé de prendre ses distances publiquement.
Cicéron hocha la tête d’un air approbateur.
— C’est bien vu.
Il remonta le couloir et pénétra dans l’ atrium , les mains derrière le dos, la tête penchée en avant, plongé dans ses réflexions. Soudain, il s’arrêta.
— Je me demande… commença-t-il.
— Quoi ?
— Mets les choses dans l’autre sens. Imagine que le plan de Catilina fonctionne, que l’armée de va-nu-pieds de Manlius arrive à conquérir Praeneste et marche sur Rome en continuant de gagner des partisans dans tous les villages et villes qu’elle traverse. C’est la panique et le carnage dans la capitale. Le sénat est pris d’assaut. Je suis tué. Catilina s’empare effectivement du contrôle de la république. Ce n’est pas impossible — les dieux savent que nous n’avons pas beaucoup de défenseurs alors que Catilina compte de nombreux partisans qui vivent entre nos murs. Que se passerait-il ensuite ?
— Je ne sais pas, répondis-je, horrifié. C’est un cauchemar.
— Je vais te dire exactement ce qui se passerait. Les magistrats survivants n’auraient d’autre solution que de rappeler le seul homme susceptible de sauver la nation : Pompée le Grand, à la tête des légions d’Orient. Avec son génie militaire et environ quarante mille hommes entraînés sous ses ordres, il aurait raison de Catilina en un rien de temps. La révolte matée, plus rien ne se dresserait entre lui et la dictature du monde. Et lequel de ses rivaux Crassus craint-il et déteste-t-il plus que tout autre ?
— Pompée, murmurai-je.
— Pompée, exactement ! Voilà. La situation doit être bien plus périlleuse que je ne pensais. Si Crassus est venu me voir ce soir pour trahir Catilina, ce n’est pas parce qu’il craint que Catilina échoue, mais parce qu’il a peur qu’il réussisse.
Le lendemain matin, nous partîmes à la première heure, escortés par quatre chevaliers dont les frères Sextus, qui dès lors ne quitteraient plus guère le consul. Cicéron gardait sa capuche soigneusement rabattue sur sa tête et la tête soigneusement baissée tandis que je portais la cassette de lettres. Je devais régulièrement presser le pas pour ne pas me laisser distancer par ses grandes enjambées. Quand je lui demandai où nous nous rendions, il me répondit :
— Il faut que nous nous trouvions un général.
Cela paraît assez bizarre à raconter, mais il semblait que tout l’accablement et la mélancolie qui s’étaient emparés de Cicéron ces derniers temps l’avaient soudain abandonné. Confronté à cette crise immense, il paraissait — pas heureux, cela serait absurde — disons revigoré. Il gravit les marches du Palatin en bondissant presque, et ce fut lorsque nous tournâmes dans le Clivus Victoriae que je compris soudain que nous nous dirigions sans doute vers chez Metellus Celer. Nous dépassâmes le portique de Catulus et nous engageâmes dans l’entrée de la maison suivante, inoccupée, dont les fenêtres et la porte étaient condamnées par des planches. Déterminé à ne pas être vu, Cicéron dit qu’il resterait là pendant que j’irais frapper à la porte voisine pour annoncer que le consul désirait s’entretenir avec le préteur en tête à tête et dans le plus grand secret. Je m’exécutai, et l’intendant de Celer ne tarda pas à me répondre que son maître nous rejoindrait dès qu’il en aurait fini avec ses salutations matinales. Je retournai alors chercher Cicéron et le trouvai en grande conversation avec le gardien de la maison vide.
— Cette demeure appartient à Crassus, m’expliqua Cicéron tandis que nous nous éloignions. C’est incroyable ! Elle vaut une fortune mais il préfère la laisser vide pour pouvoir la vendre à un meilleur prix l’année prochaine. Pas étonnant qu’il ne veuille pas d’une guerre civile… c’est mauvais pour les affaires !
Cicéron fut conduit par un serviteur dans une allée qui séparait les deux habitations puis à une porte de service qui donnait directement dans les appartements privés. Là, il fut accueilli par la femme de Celer, Clodia, très séduisante en peignoir de soie par-dessus sa chemise de nuit et exhalant encore le parfum musqué du lit.
— Quand j’ai appris que tu entrais clandestinement par la porte de service, j’ai espéré que c’était pour me voir, fit-elle sur un ton de reproche en le dévisageant de ses yeux d’ambre ensommeillés, mais on me dit que c’est à mon mari que tu veux parler… Ce que tu peux être ennuyeux !
— Je crains que chacun de nous ne paraisse ennuyeux comparé à celle qui nous réduit tous, aussi éloquents que nous soyons, à de pauvres loques bredouillantes, dit Cicéron en s’inclinant pour lui baiser la main.
Le fait qu’il trouvât l’énergie de flirter témoignait du regain de courage qui animait soudain le consul, et le contact de ses lèvres sur la peau de la jeune épouse me parut durer bien plus longtemps que nécessaire. J’éprouvai de la gêne à le regarder et me sentais pourtant incapable de détourner les yeux. Le grand orateur si prude courbé sur la main de la catin la plus titrée de Rome ! Il me traversa en fait l’esprit — idée aussi folle que fantastique — que Cicéron pourrait très bien quitter Terentia pour cette femme, et je fus extrêmement soulagé de voir Celer arriver d’un air affairé avec sa fougue militaire habituelle, dissipant aussitôt l’atmosphère ambiguë de la pièce.
— Consul ! aboya-t-il. Bonjour ! Que puis-je faire pour toi ?
— Tu peux lever une armée et sauver notre pays, répondit Cicéron.
— Une armée ? fit Celer avec un sourire. Elle est bien bonne !
Puis il vit que Cicéron était sérieux.
— Mais de quoi parles-tu ?
— La crise que je prédis depuis si longtemps est sur le point d’éclater. Tiron, montre au préteur la lettre adressée à Crassus.
J’obéis, et regardai le visage de Celer se figer à mesure qu’il lisait.
— Cette lettre a été envoyée à Crassus ? demanda-t-il, visiblement inquiet.
— C’est ce qu’il prétend. Et celles-là ont également été déposées chez lui hier soir afin qu’il les distribue à leurs destinataires en ville.
Cicéron me fit signe et je remis à Celer l’ensemble des lettres. Il en lut deux et les compara. Lorsqu’il eut fini, Clodia les lui prit des mains et les examina elle-même. Il n’essaya même pas de l’en empêcher, et je notai de garder en tête qu’elle avait accès à tous ses secrets.
— Et ce n’est là que la moitié de l’affaire, reprit Cicéron. D’après Quintus Arrius, l’Étrurie regorge d’hommes de Catilina. Manlius est en train de lever une armée rebelle grosse comme deux légions. Ils projettent de s’emparer de Praeneste avant de s’attaquer à Rome. Je veux que tu prennes la tête de notre défense. Il faut agir vite si nous voulons les arrêter.
— Qu’entends-tu par « vite » ? demanda Celer.
— Tu quitteras la ville aujourd’hui même.
— Mais je n’ai pas l’autorité…
— Je t’octroie cette autorité.
— Pas si vite, consul, dit Celer, qui se remettait peu à peu de sa surprise. Il faut que je réfléchisse à certaines choses avant de partir lever des troupes et courir par toute la campagne.
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