Puis il s’éloigna à grands pas, suivi par ses serviteurs chargés de cassettes remplies de preuves. Cicéron, qui était tombé de fatigue sur sa chaise curule, jura en le regardant s’éloigner. Je tentai une remarque consolante, mais il me rabroua sèchement et me dit de faire quelque chose d’utile, pour changer, en l’aidant à retirer ce satané pectoral. Il avait la peau à vif à cause du frottement du métal, et, dès qu’il fut délivré, il saisit la pièce d’armure à deux mains et la jeta, furieux, à l’autre bout de la tente, où elle atterrit dans un bruit de ferraille.
Une terrible mélancolie s’empara de Cicéron, d’une intensité que je ne lui avais jamais vue auparavant. Terentia emmena les enfants passer le reste de l’été sur les hauteurs plus fraîches et ombragées de Tusculum, mais le consul resta travailler à Rome. La chaleur était anormalement étouffante, la puanteur du grand égout qui passait sous le forum envahit peu à peu les collines, et des centaines de personnes furent emportées par les fièvres, l’odeur infecte des cadavres s’ajoutant à l’atmosphère méphitique. Je me suis souvent demandé ce que l’Histoire aurait retenu de Cicéron s’il avait à cette époque succombé à une maladie mortelle — et la réponse est « très peu de choses ». À quarante-trois ans, il n’avait remporté aucune victoire militaire. Il n’avait pas encore écrit de grand livre. En vérité, il avait été élu au consulat, mais c’était le cas de pas mal d’imbéciles, Hybrida en étant l’exemple le plus flagrant. La seule loi de quelque importance qu’il avait fait promulguer était la réforme du financement des campagnes proposée par Servius, texte qu’il détestait profondément. En attendant, Catilina était toujours en liberté et Cicéron avait perdu beaucoup de prestige à cause de ce qui était passé pour de la panique à la veille des élections. Alors que l’été se muait en automne, son consulat atteignait ses trois quarts et allait s’achever sur du néant — constatation qu’il ressentait avec plus d’acuité que quiconque.
Un jour de septembre, je le laissai seul avec une pile de documents légaux à lire. C’était près de deux mois après les élections. Servius avait mis à exécution sa menace de poursuivre Murena et cherchait à faire annuler sa victoire au consulat.
Cicéron se sentait obligé de défendre l’homme qu’il avait tant contribué à faire élire. Une fois encore, il allait plaider auprès d’Hortensius, et la somme des preuves à traiter était considérable. Mais lorsque je rentrai quelques heures plus tard, la pile de documents était toujours intacte. Il n’avait pas bougé de son lit de repos. Il serrait un coussin sur son ventre et je lui demandai s’il se sentait mal.
— J’ai le cœur sec, répondit-il. À quoi bon lutter et abattre tant de travail ? Personne ne se souviendra de mon nom — pas même dans un an, sans parler de mille. Je suis fini — c’est un échec complet.
Il poussa un soupir et contempla le plafond, le dos de la main appuyé contre son front.
— J’avais de tels rêves, Tiron… de tels espoirs de gloire et de renommée. Je voulais connaître la célébrité d’Alexandre. Mais tout a mal tourné. Et sais-tu ce qui me tourmente le plus quand je me réveille la nuit ? C’est de ne pas voir comment j’aurais pu agir autrement.
Il continuait de rester en contact avec Curius, qui ne s’était toujours pas remis du chagrin que lui avait causé la mort de sa maîtresse ; en fait, c’en était presque devenu une obsession. Cicéron apprit par lui que Catilina n’avait cessé de comploter contre l’État, et beaucoup plus sérieusement qu’auparavant. Il y avait des rapports inquiétants faisant état de chariots couverts remplis d’armes, déplacés à la faveur de la nuit sur les routes qui menaient à Rome. On dressa de nouvelles listes de sénateurs potentiellement favorables, et, d’après Curius, parmi eux se trouvaient deux jeunes sénateurs patriciens, M. Claudius Marcellus et Q. Scipion Nasica. Un autre signe inquiétant était que G. Manlius, le lieutenant aux yeux hagards de Catilina, avait disparu de ses repaires habituels dans les bas-fonds de Rome et parcourait, disait-on, l’Étrurie pour recruter des troupes de partisans armés. Curius ne pouvait produire aucune preuve écrite — Catilina était bien trop rusé pour ça — et, ayant posé quelques questions de trop, il finit par s’attirer les soupçons des autres conspirateurs et ne tarda pas à être exclu du noyau dur de la bande. Ainsi, la source d’informations de première main de Cicéron se tarit-elle peu à peu.
À la fin du mois, le consul décida de risquer à nouveau sa crédibilité en soumettant le problème au sénat. Ce fut un désastre.
— J’ai été informé… commença-t-il, mais il ne put poursuivre en raison de l’hilarité qui parcourut aussitôt la chambre.
« J’ai été informé » était l’expression qu’il avait employée par deux fois déjà pour brandir le spectre de Catilina, et c’était devenu une sorte de plaisanterie satirique. De petits farceurs la lui lançaient dans la rue quand il passait : « Oh, regardez ! Voilà Cicéron ! Vient-il d’être informé ? » Ses ennemis au sénat le criaient pendant qu’il parlait : « Alors, Cicéron, t’es-tu informé comme il faut ? » Et voilà que, malencontreusement, il utilisait de nouveau cette expression. Il eut un faible sourire et feignit de s’en moquer alors que ce n’était évidemment pas le cas. Un chef dont on se moque n’a plus d’autorité, et par conséquent n’est plus un chef.
— Ne sors pas sans ton armure ! cria quelqu’un lorsqu’il quitta la curie, et tout le sénat se tordit de rire.
Il s’enferma peu après dans son bureau et je ne le vis guère pendant plusieurs jours. Il passa davantage de temps avec mon assistant, Sositheus, qu’avec moi, et je me sentis curieusement jaloux.
Sa déprime avait aussi une autre cause que peu de gens auraient pu deviner — et il aurait été très gêné que cela se sache. Sa fille devait se marier en octobre, et il me confia que cette perspective l’épouvantait. Non qu’il ne tînt pas son futur gendre, le jeune Gaius Frugi, de la gens Pison, en haute estime, car c’était lui-même qui avait arrangé les fiançailles des années plus tôt pour s’allier le vote des Pison. Mais le fait était tout simplement qu’il aimait tant sa petite Tulliola qu’il ne pouvait supporter l’idée d’en être séparé. Quand, à la veille du mariage, il la vit emballer ses jouets d’enfant conformément à la tradition, les larmes lui montèrent aux yeux et il dut quitter la pièce. Elle avait à peine quatorze ans. Le lendemain matin, la cérémonie eut lieu chez Cicéron, et j’eus l’honneur d’être invité à y assister en compagnie de Quintus et d’Atticus et de toute une foule de Pison (et par tous les dieux, quel rassemblement laid et sinistre ils formaient !). Je dois avouer que lorsque Tullia, toute voilée et vêtue de blanc, les cheveux coiffés en chignon et la taille ceinte du cordon sacré, descendit l’escalier avec sa mère, moi aussi, je pleurai ; et je pleure encore aujourd’hui en me remémorant son visage solennel et enfantin quand elle prononça ce vœu si simple et pourtant chargé de sens : « Où tu seras Gaius, je serai Gaia. » Frugi fit glisser l’anneau à son doigt et l’embrassa très tendrement. Nous partageâmes le gâteau de mariage et en offrîmes une part à Jupiter, puis au repas de noces, alors que le petit Marcus était assis sur les genoux de Tullia et cherchait à lui arracher sa couronne parfumée, Cicéron proposa de porter un toast aux jeunes mariés.
— Je te donne, Frugi, ce que j’ai de mieux à offrir : il n’est pas de nature plus douce, de meilleur caractère, de loyauté plus inflexible, de courage plus résolu, de…
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