Il ne put poursuivre et dut s’asseoir sous les applaudissements nourris et chaleureux.
Ensuite, entouré comme d’habitude par ses gardes du corps, il rejoignit le cortège jusqu’à la demeure des Frugi, sur le Palatin. Il faisait froid et il n’y avait pas beaucoup de monde dehors. Peu de gens nous accompagnèrent. Frugi nous attendait devant chez lui. Il porta sa femme dans ses bras et, ignorant les fausses prières de Terentia, lui fit franchir le seuil de la maison. J’entrevis une dernière fois les grands yeux effrayés de Tullia qui nous regardait depuis l’entrée, puis la porte se referma. Elle était partie. Cicéron et Terentia n’avaient plus qu’à rentrer lentement chez eux en silence, main dans la main.
Cette nuit-là, assis à son bureau avant d’aller se coucher, il remarqua pour la vingtième fois combien la maison paraissait vide sans elle.
— Un seul petit membre de la maisonnée est parti, commenta-t-il, et elle paraît si affreusement rétrécie ! Tu te rappelles comme elle jouait à mes pieds, Tiron, pendant que je travaillais ? Ici, exactement, ajouta-t-il en tapotant de la semelle le sol sous la table. Combien de fois a-t-elle été le premier public de mes discours — pauvre petite créature trop jeune pour comprendre ! Eh bien, voilà, acheva-t-il avec un haussement d’épaules. Les années nous emportent comme de vulgaires feuilles mortes, et l’on n’y peut rien.
Ce furent les dernières paroles qu’il m’adressa ce soir-là. Il partit se coucher, et je fis de même après avoir mouché les chandelles du bureau. Je souhaitai bonne nuit aux gardes qui restaient dans l’ atrium et portai ma lampe dans ma chambre minuscule. Je la posai sur la table de nuit, près de mon lit étroit, me déshabillai et m’allongeai, repensant comme d’habitude à tous les événements de la journée avant de sombrer peu à peu dans le sommeil.
Il était minuit… et tout était très silencieux.
Je fus réveillé par des coups de poing contre la porte d’entrée. Je me redressai en sursaut. Je n’avais guère dû dormir plus de quelques instants. Le martèlement lointain retentit de nouveau, suivi par des aboiements furieux, des cris et des bruits de pas précipités. J’attrapai ma tunique et l’enfilai en me dépêchant vers l’ atrium . Cicéron, complètement habillé, était déjà sorti de sa chambre et descendait l’escalier, précédé de deux gardes qui avaient tiré leur épée. Terentia arrivait derrière lui, enveloppée dans un châle. Les coups reprirent, plus vifs encore — on frappait à présent avec un bâton ou à coups de pied sur le lourd panneau de bois. Le petit Marcus se mit à pleurer dans la chambre des enfants.
— Va demander qui c’est, m’ordonna Cicéron, mais n’ouvre pas la porte.
Puis, à l’adresse d’un des chevaliers, il ajouta :
— Va avec lui.
J’avançai prudemment le long du couloir. Nous avions déjà pris un chien de garde — un gros chien de montagne noir et brun appelé Sargon, comme les rois assyriens. Il grognait, aboyait et tirait sur sa chaîne avec une telle férocité que je le crus capable de l’arracher du mur. J’appelai :
— Qui est là ?
La réponse fut étouffée, mais audible.
— Marcus Licinius Crassus !
— Il dit que c’est Crassus ! criai-je à Cicéron pour couvrir le vacarme du chien.
— Est-ce bien lui ?
— On dirait sa voix.
Cicéron réfléchit un instant. J’imagine qu’il estimait que Crassus verrait sa mort d’un très bon œil, mais qu’un homme de son rang ne s’abaisserait certainement pas à assassiner un consul en exercice. Il redressa les épaules et lissa ses cheveux en arrière.
— Eh bien, puisqu’il prétend être Crassus et qu’il en a la voix, tu ferais mieux de le faire entrer.
J’entrouvris la porte et découvris un groupe d’une douzaine d’hommes qui portaient des torches. Le crâne chauve de Crassus brillait comme une pleine lune dans la lueur jaune. J’ouvris la porte plus grand. Crassus jeta au chien un regard dégoûté puis pénétra dans la maison. Il portait une cassette à documents en cuir élimé. Derrière lui venaient son ombre coutumière, l’ancien préteur Quintus Arrius, et deux jeunes patriciens, des amis de Crassus qui n’avaient que depuis peu de temps pris leur place au sénat — Claudius Marcellus et Scipion Nasica, dont les noms figuraient sur la liste des sympathisants potentiels de Catilina. Leur escorte chercha à les suivre, mais je les priai d’attendre dehors : quatre ennemis à la fois me paraissaient amplement suffisants. Je verrouillai la porte.
— Eh bien, Crassus, de quoi s’agit-il ? demanda Cicéron alors que son vieil ennemi pénétrait dans l’ atrium . Il est trop tard pour une visite de courtoisie et trop tôt pour les affaires.
— Bonsoir, consul, fit Crassus avec un bref salut de tête. Et bonsoir à toi, Terentia, ajouta-t-il en se tournant vers elle. Toutes nos excuses pour t’avoir dérangée. Nous ne voudrions pas te retenir loin de ton lit plus longtemps.
Puis il lui tourna le dos et demanda à Cicéron :
— Y aurait-il un endroit où nous pourrions parler en privé ?
— J’ai peur que mes amis ne deviennent nerveux s’ils me perdent de vue.
— Serais-tu en train de suggérer que nous sommes des assassins ?
— Non, mais tu frayes avec des assassins.
— Plus maintenant, répondit Crassus avec un sourire crispé avant de tapoter son coffret à documents. C’est pour cela que nous sommes ici.
Cicéron hésita.
— C’est bon, dit-il enfin à contrecœur, en privé, donc.
Terentia allait protester.
— Ne t’inquiète pas, ma chère, lui assura-t-il. Mes gardes seront juste devant ma porte, et j’aurai le bras puissant de Tiron pour me protéger. (C’était une plaisanterie.)
Il ordonna que l’on apporte des chaises dans son bureau, et nous parvînmes tout juste à nous y entasser tous les six. Je voyais bien que Cicéron était inquiet. Il y avait toujours chez Crassus quelque chose qui lui donnait la chair de poule. Il se montra néanmoins très poli et demanda à ses visiteurs s’ils désiraient du vin, mais ils refusèrent.
— Très bien, dit-il. Mieux vaut garder l’esprit clair. Finissons-en.
— Il y a des problèmes qui se préparent en Étrurie, commença Crassus.
— Je connais les rapports, répliqua Cicéron. Mais comme tu le sais, le sénat n’a pas voulu me prendre au sérieux quand j’ai soulevé la question.
— Eh bien, il va falloir qu’ils se réveillent au plus vite.
— Le moins qu’on puisse dire est que tu as changé de discours !
— C’est parce que je dispose maintenant de certaines informations. Dis-lui, Arrius.
— Bon, commença Arrius, l’air fuyant.
C’était un type malin, un vieux soldat de basse extraction, soumis en tout à Crassus. On se moquait de lui derrière son dos à cause de sa diction ridicule — il ajoutait des « h » aspirés à certaines de ses voyelles, pensant certainement que cela faisait plus distingué.
— Je me trouvais en H étrurie jusqu’à hier. Il y h a des bandes de combattants qui se rassemblent par toute la région. Ils projettent, d’après ce que j’ai h entendu, de marcher sur Rome.
— Comment le sais-tu ?
— J’ai servi dans les légions sous les h ordres de plusieurs des meneurs. Ils ont cherché à me convaincre de m’engager à leurs côtés, et je leur ai laissé croire que cela m’intéressait… juste pour obtenir des h informations, tu comprends, ajouta-t-il aussitôt.
— Combien y a-t-il de ces combattants ?
— Je dirais cinq mille. Peut-être dix.
— Dix mille ?
— S’ils ne sont pas encore autant, ça ne devrait pas tarder.
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