Je fis mine de partir, mais Terentia m’ordonna catégoriquement de rester à ma place.
— L’esclave est un expert de la prise de notes, expliqua-t-elle à sa visiteuse, et il est d’une discrétion assurée. S’il en souffle mot à quiconque, je peux t’assurer que je le ferai écorcher vif.
Et elle me lança un regard signifiant que c’était précisément ce qu’elle ferait.
L’entrevue qui suivit fut presque aussi embarrassante pour Cicéron, plutôt pudibond de nature, que pour la dame, contrainte par Terentia d’avouer une liaison de plusieurs années avec Quintus Curius. L’homme en question était un sénateur dissolu, ami de Catilina. Déjà exclu une fois du sénat pour immoralité et ruine personnelle, il paraissait certain de l’être à nouveau lors du prochain recensement et se trouvait dans une situation désespérée.
— Curius est endetté depuis que je le connais, expliqua la dame, mais il ne l’avait jamais été à ce point. Sa propriété est trois fois hypothéquée. À un moment, il menace de nous tuer tous les deux plutôt que d’endurer la honte de la ruine, et l’instant d’après, il énumère toutes les belles choses qu’il va m’acheter. Hier soir, je me suis moquée de lui. Je lui ai dit : « Et comment crois-tu que tu vas m ’acheter quoi que ce soit ? C’est moi qui dois toujours te donner de l’argent ! » Je l’ai provoqué. Nous nous sommes disputés et il a fini par dire : « Avant la fin de l’été, nous aurons tout l’argent qu’il nous faut. » Et c’est à ce moment-là qu’il m’a parlé des projets de Catilina.
— Qui sont ?
Elle contempla longuement ses genoux puis se redressa et regarda Cicéron bien en face.
— T’assassiner et prendre de force le contrôle de Rome. Annuler toutes les dettes, confisquer les biens des riches et répartir les charges de magistrats et de prêtres entre ses fidèles.
— Tu penses qu’ils sont sérieux ?
— Oui.
— Mais elle ne t’a pas raconté le pire ! intervint Terentia. Pour les lier plus étroitement, Catilina leur a fait prêter serment sur le corps d’un enfant. Ils l’ont massacré comme un agneau.
— Oui, avoua Cicéron, je suis au courant, et il leva la main pour faire taire ses protestations. Je suis désolé. Je ne savais pas si je devais prendre tout cela au sérieux. Je ne voyais pas de raison de t’inquiéter pour rien.
S’adressant à la dame, il ajouta :
— Il faut me donner les noms de tous ceux qui sont impliqués dans cette conjuration.
— Non, je ne peux pas…
— Ce qui a été dit ne peut plus être tu, décréta-t-il sèchement. Je dois avoir leurs noms.
Elle pleura un moment. Elle devait savoir qu’elle était prise au piège. Elle finit par demander :
— Peux-tu au moins me donner ta parole que tu protégeras Curius ?
— Je ne peux pas te le promettre. Je verrai ce que je peux faire. Allons, il est temps : les noms.
Elle attendit encore avant d’obéir et, quand elle se décida, je l’entendis à peine.
— Cornélius Cethegus, murmura-t-elle. Cassius Longinus. Quintus Annius Chilon. Lentulus Sura et son affranchi Umbrenus…
Les noms semblaient soudain se bousculer, comme si le fait de les débiter plus vite abrégeait son supplice.
— … Autronius Paetus, Marcus Laeca, Lucius Bestia, Lucius Vargunteius…
— Attends ! s’écria Cicéron en la contemplant avec stupéfaction. Tu viens bien de dire Lentulus Sura — le préteur urbain, et son affranchi Umbrenus ?
— … Publius Sylla et son frère, Servius.
Elle s’interrompit brusquement.
— Il n’y en a pas d’autres ?
— Ce sont tous les sénateurs que je l’ai entendu mentionner. Il y en a d’autres, mais qui ne sont pas au sénat.
Cicéron se tourna vers moi.
— Ça en fait combien ?
— Dix, comptai-je. Onze si tu ajoutes Curius. Douze si tu comptes Catilina.
— Douze sénateurs ?
Rarement vis-je Cicéron plus sidéré. Il gonfla les joues et se laissa aller contre le dossier de son siège comme s’il venait de prendre un coup. Puis il poussa un profond soupir.
— Des hommes comme les frères Sylla, et Sura, s’étonna-t-il, ils n’ont même pas l’excuse d’être ruinés ! C’est de la trahison pure et simple !
Il se sentit soudain trop agité pour rester assis. Il se leva d’un bond et se mit à arpenter la petite pièce.
— Par tous les dieux ! Que se passe-t-il donc ?
— Tu devrais les faire arrêter, dit Terentia.
— Je le devrais sans doute. Mais si je m’engageais sur ce terrain, en admettant que je puisse le faire — ce qui n’est pas le cas —, où cela mènerait-il ? Il y a ces douze-là, et qui sait combien d’autres dizaines avec eux. Il n’est pas difficile d’en trouver d’autres qui pourraient être impliqués. À commencer par César — quel est son rôle dans tout ça ? Il a soutenu Catilina pour le consulat l’année dernière, et nous savons qu’il est proche de Sura — c’est Sura, vous vous en souvenez, qui a permis la mise en accusation de Rabirius. Et Crassus — que penser de lui ? Plus rien ne m’étonnerait de sa part, et Labienus… c’est un tribun de Pompée… Pompée est-il impliqué ?
Il tournait comme un lion en cage.
— Ils ne peuvent pas tous fomenter ton assassinat, Cicéron, commenta Terentia, ou tu serais mort depuis longtemps.
— Sûrement. Mais ils voient tous une opportunité dans le chaos qui s’ensuivrait. Certains veulent tuer pour provoquer le chaos, et d’autres espèrent simplement se tenir à l’écart et regarder le chaos s’installer. Ils sont comme des gosses qui jouent avec le feu, et César est le pire du lot. C’est une sorte de folie — l’État est pris de folie.
Il continua de la sorte pendant encore un moment, le regard perdu, l’imagination enflammée par des visions prophétiques de Rome en ruine — le Tibre charriant du sang et le forum jonché de têtes tranchées — qu’il nous décrivit en détail.
— Je dois l’empêcher, conclut-il. Je dois arrêter cela. Il doit y avoir un moyen d’arrêter cela…
Pendant toute la scène, la dame qui lui avait apporté ces informations le regardait avec stupéfaction. Il finit par s’immobiliser devant elle, se pencha vers elle et lui prit les mains.
— Ma chère, il n’a pas dû être facile pour toi d’aller voir ma femme pour lui faire un tel récit, mais c’est la providence qui t’envoie ! Il ne s’agit pas simplement de moi, c’est Rome tout entière qui te sera redevable.
— Mais qu’est-ce que je dois faire, maintenant ? sanglota-t-elle, l’éloge de Cicéron lui faisant perdre à nouveau toute maîtrise d’elle-même.
Terentia lui tendit un mouchoir et elle se tamponna les yeux.
— Je ne peux plus retourner auprès de Curius, à présent.
— Il le faut, insista Cicéron. Tu es la seule source que j’aie.
— Mais si Catilina découvre que je t’ai dévoilé ses plans, il me tuera.
— Il n’en saura rien.
— Et mon mari ? Mes enfants ? Que dois-je leur dire ? C’est déjà très mal d’avoir fréquenté un autre homme. Alors, un traître… ?
— S’ils connaissaient tes motivations, ils comprendraient. Il est vital que tu agisses comme si de rien n’était. Apprends tout ce que tu pourras de Curius. Tire-lui les vers du nez. Encourage-le s’il le faut. Cependant, tu ne peux prendre le risque de revenir ici — c’est beaucoup trop dangereux. Transmets ce que tu auras appris à Terentia. Vous pouvez vous retrouver facilement pour parler en privé dans l’enceinte du temple sans éveiller les soupçons.
Il répugnait naturellement à la dame de se retrouver mêlée à un tel enchevêtrement de trahisons. Néanmoins, quand Cicéron le voulait, il pouvait convaincre n’importe qui de faire n’importe quoi. Aussi, lorsque, sans promettre véritablement l’immunité pour Curius, il laissa entendre qu’il ferait tout son possible pour se montrer clément envers son amant, elle céda. La dame repartit donc avec mission d’espionner pour lui, et Cicéron entreprit de dresser des plans.
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