Le roi, qui tenait à montrer qu'il était le premier gentilhomme de son royaume, rendit lui-même le flacon à Chateaubriand, avec, en guise de présent, le capuchon d'or, et lui dit : « Ceci peut encore vous servir, j'avais bien demandé à Monseigneur de Paris qu'il n'utilisât pas tout. » Depuis, la bouteille, à moitié vide, était restée dans la chambre, devant les pages à moitié achevées des Mémoires, avec le désir, à moitié avoué, d'un enfant qu'aucune de ses maîtresses ne lui donna. Pour que cela ne croupisse pas M mede Chateaubriand, curiste avertie, fit remplir la bouteille à ras avec de l'eau de La Bourboule. Quant au petit enfant du miracle il ne fit jamais d'autre miracle que celui de sa naissance.
Chateaubriand resta son meilleur défenseur. C'est peut-être parce qu'il avait donné l'eau de son baptême, par esprit de chevalerie, et par orgueil, qu'il se considéra comme son parrain. Quand sa pauvre mère, cette belle princesse italienne qui louchait, la duchesse de Berry se retrouva captive dans la citadelle de Blaye de ce Louis-Philippe qui avait envoyé en exil les princes de la branche aînée, on entendit pour la protéger la voix de Chateaubriand qui clamait dans le désert — celui du Sinaï, emporté à la semelle de ses bottes : « Illustre captive de Blaye, Madame, votre fils est mon roi. »
J'ai encore une petite boîte en carton bouilli qui porte cette inscription, avec un portrait de Chateaubriand, une vue de Blaye, et, à l'intérieur, un portrait de la duchesse, une boîte de contrebande, que la police du roi citoyen faisait saisir et dont j'ai sauvé un exemplaire en cachant le portrait de la proscrite sous des réglisses. Devenu un gros prétendant barbu, le duc de Bordeaux, qui préféra porter dans le malheur le titre de comte de Chambord, mourut à Frohsdorf, fut enseveli à Goritz, ville oubliée entre l'Autriche et l'Italie, où sa tombe, dans un sinistre monastère, n'est plus guère aujourd'hui visitée.
Dans le début de leur exil, les princes légitimes avaient reçu, à Prague, la visite de Chateaubriand. C'est l'une des plus belles pages et des plus connues de ses Mémoires. L'écrivain diplomate avait pris à part, sur ses genoux, les deux petits enfants sur qui reposait le poids de l'histoire et il avait entrepris de leur enseigner la géographie. Il leur avait raconté les pays qu'il avait vus. La cataracte de Niagara et les faubourgs de Jérusalem, les ruines d'Athènes et les nouvelles églises de Londres. Le petit prince n'avait pas cillé, sa sœur, Mademoiselle Louise, tremblait à l'évocation des crocodiles. Un futur roi sans couronne ne doit avoir peur de rien. Celui qui ne fut jamais Henri V s'exerçait, petit enfant, à avoir le courage d'Henri IV. Aujourd'hui, toutes ces chimères sont mortes, plus personne ne s'y intéresse, à part moi.
Comme le bouchon d'Odiot était un chef-d'œuvre, l'eau ne s'évapora pas. L'année 1848, celle qui vit s'effondrer l'usurpation de Louis-Philippe, M. de Chateaubriand me fit remarquer d'une voix faible qu'il y avait encore de l'eau dans cette bouteille. Son Henri V n'avait pas d'avenir et je crois que Chateaubriand avait compris qu'il n'en aurait jamais. Je crus d'abord qu'il voulait dire : « Le peuple a chassé Philippe, le temps où ma bouteille à baptiser les princes pourra resservir est de retour. » Mais ce n'était pas cela. Chateaubriand allait mourir quelques jours plus tard. Il me regarda avec un sourire d'une grande douceur, que je lui avais rarement vu :
« Tu te souviens, Adolphe, de la première fois où tu m'as demandé ce qu'il y avait dans cette fiole. Elle t'avait fait rêver, avoue, ma bouteille d'eau du Jourdain. Moi aussi, tu sais. C'était le temps des espérances. Tout cela est bien fini. Je crois que ce que nous allons voir, ce sera le sacre du peuple, et c'est tant mieux, c'est l'avenir. Le temps est fini où les poètes voyageurs baptisaient les rois. Tu verras cela toi, tu deviendras député, tu as l'intelligence, l'instruction, les idées. Si elle te plaît, Adolphe, cette bouteille, je te la donne, en souvenir de mes voyages. »
Je restai confondu. À cette époque, je ne le supportais plus, je faisais bonne figure en venant le voir, il était très diminué, je croyais qu'il ne me voyait même plus, je fus surpris de ce cadeau dont je ne sus que penser, ce fut, en apparence, comme une réconciliation.
Plusieurs années plus tard naissait mon second fils et je l'ai baptisé avec l'eau du Jourdain. J'ai demandé à mon curé, avec les mots du roi de France, de ne pas utiliser toute la bouteille. Ce sera la Sainte Ampoule de notre famille, j'en fais ici la prédiction. Aujourd'hui, la bouteille bleue à goulot d'or trône dans notre foyer, à Fontainebleau. Je pense que mon fils aurait pu ne jamais naître. Il faut que je raconte cela aussi.
Quand il venait faire à Sophie sa visite quotidienne, je quittais les lieux. Le premier et le deuxième jour ce fut par discrétion, pour ne pas laisser croire que je les surveillais. Je ne savais pas vraiment ce que le vieil homme voulait d'elle. Elle ne me raconta jamais ce qui se passait pendant les heures de tête à tête, ces minutes de bonheur dont j'étais exclu et où elle était captive. Exclu, doublement. Elle prenait ma place. Il arrivait avec des papiers. C'était sur elle maintenant qu'il essayait ses Mémoires — elle devenait à son tour la servante de Molière. Servante maîtresse ? Il me dit qu'il préparait pour la fin de l'année une nouvelle série de lectures des meilleures pages devant un petit cercle choisi, chez M meRécamier, comme toujours.
Ce mois-là, je dus le coiffer, à sa demande, plus encore que de coutume. Il ne me lut plus rien. Je ne servais plus. J'étais juste bon à entendre, le ciseau et le rasoir à la main, les lettres courantes qu'il dictait au secrétaire. Je n'osais rien dire. Je n'osais pas lui faire comprendre que Sophie et moi nous devenions amis, grâce à lui.
Je tremblais de deviner que — grâce à moi — ils osaient devenir amants. Sous mon toit. Je n'osais pas lui avouer que ses lectures me manquaient, ou que s'il voulait les faire à Sophie, il pouvait nous avoir tous les deux comme public. Je cachais tous ces tourments à ma chère femme, si belle, qui se plaignait de me voir maussade et lointain. Ma joie qui s'en allait.
Elle me crut fatigué par le travail : bien vite, je n'eus plus aucune ardeur à la tâche, et j'oubliai d'aller chez deux ou trois clients d'importance qui me firent connaître leur mécontentement.
Peu m'importait. Je souffrais déjà au bout d'une semaine de ce régime. J'envoyais le monde à tous les diables. Je passais une heure ou deux à tourner autour de chez moi, à pousser mon enfer jusqu'à la rue d'Enfer, où se trouvait la fameuse « Infirmerie », paradis de la bonne Céleste, jusqu'à l'Abbaye-aux-Bois, où l'Enchanteur vieillissant trouvait toujours le temps de se rendre, jusqu'au jardin du Luxembourg, en attendant qu'ils aient « fini ».
Sans moi, sans témoin, dans ma chère petite chambre, devant mon placard fermé à double tour, en secret, François-René de Chateaubriand, j'en étais convaincu, vivait son dernier amour.
Ces promenades que je m'infligeais ressemblaient de plus en plus à des labyrinthes. Je n'osais pas rentrer rue de la Planche. J'avais peur de les trouver ensemble. J'avais peur de les voir. Je voulais arriver après le départ de Chateaubriand pour ne pas l'entendre me remercier. J'avais senti que le désert s'étendait entre lui et moi. Il lançait ses crocodiles, ses bédouins, ses étendues de sable, Niagara, Corinthe et Tunis pour que je ne puisse jamais le rejoindre, les rejoindre. Il avait dû remarquer mes regards. Elle lui avait peut-être dit que j'avais pour lui cette admiration à faire peur, monstrueuse, que je n'avais jamais osé avouer à celui qui me voyait comme son coiffeur. Un mois entier de visites quotidiennes, c'était beaucoup pour les quelques précisions topographiques dont le début des Mémoires était censé avoir besoin. Pour une histoire d'amour, c'était bref. Je ne savais rien. C'était le pire. Ni elle ni lui ne me racontaient. J'avais peur. Je n'arrivais pas à les imaginer ensemble dans le petit lit d'acajou de notre « chambre à donner ». Je laissais cette idée, cette image floue, dans cette pièce fermée de mon esprit où je range les pensées qui me font mal. Elle et lui, dans cette chambre, à côté du placard dont la clef pendait à mon gousset ; la chambre de la trahison. J'aurais pu rester. Rentrer sans bruit, chercher à entendre à travers la cloison pour savoir si, oui ou non… Je crois que cela m'aurait fait plus de mal encore.
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