Nous étions en 1844, j'avais accès tous les jours au manuscrit, et je le copiais en cachette. Tout finissait dans le placard de la chambre. Girardin m'avait cette fois demandé de lui fournir le texte complet. J'y travaillais avec ardeur, dans l'exaltation de ce que je découvrais, ligne après ligne. Ce furent, pour moi, coiffeur entraîné dans une conjuration qui le dépassait, des mois d'émerveillement et de fourberie.
Chateaubriand fit un dernier séjour à Londres, pendant lequel je vins rendre visite à Céleste, qui me laissa seul avec les papiers. Mon travail avança plus vite. À Londres, Chateaubriand s'entretint avec « Henri V » qui avait décidé de lui verser la pension de pair de France qu'il touchait avant la révolution de 1830, sur sa cassette personnelle. Les dividendes imprévus de la bouteille d'eau du Jourdain. Le futur roi croyait acheter la plume la plus influente d'Europe, il ne sut jamais qu'il avait seulement contribué à secourir les innombrables pauvres de Céleste. Au Ciel, cela lui sera compté, et le pauvre vieux y siège depuis avec les Justes, sans doute plus sûrement que s'il avait retrouvé son trône.
Au retour, je vis Chateaubriand exploser. « Quatre-vingt mille francs ! Une somme ! J'avais chassé mon cher Pilorge parce que je savais qu'il s'était entremis avec Girardin ! Le monstre avait acheté mon secrétaire, tu te rends compte, Adolphe ! Tout va paraître en feuilleton, je vais moi aussi finir en papillotes, comme vos grosses douairières frisées. On me découpera “en feuilleton”, comme si j'étais Eugène Sue ou Alexandre Dumas ! » Je tendais le dos. Émile de Girardin venait d'acheter à la société propriétaire des Mémoires, à Sala, le droit de publier en feuilleton, dans La Presse, le livre à venir.
« Je n'ai aucun moyen de m'y opposer, mon homme de loi est formel, mais je lutterai, c'est mon œuvre ! J'écrirai une préface sanglante où je dirai ce que je pense de ce procédé. Je proclamerai partout que cette version feuilletonnée n'a aucune valeur, que ce qui comptera, c'est le livre, le livre seul ! Personne ne m'a demandé mon avis ! Je suis spolié de mon dernier bien. Les gamins feront des cornets de papier pour envelopper des marrons sur le Pont-Neuf avec mon livre ! »
Céleste prenait fait et cause, elle me convoquait comme témoin : « Adolphe, imagineriez-vous une pareille forfaiture ? »
Par chance, j'avais été tenu à l'écart de la transaction secrète de Girardin, si j'y avais trempé, je crois que je me serais mis à fondre en larmes, à me traîner à leurs pieds, à demander leur pardon.
Je compris que j'étais seulement, dans le cerveau du patron de presse, la pièce essentielle d'un deuxième plan, une manœuvre de secours si la transaction échouait. Girardin, grâce à moi, avait déjà bon nombre des plus belles pages. Il n'avait pas encore ma copie complète, presque achevée, à l'abri dans mon placard. Il pouvait la publier illégalement, quitte à payer les procès, ou, pire, la revendre en sous-main aux contrefacteurs allemands, ce dont il était fort capable.
M. de Girardin me semblait être le vrai génie de ce temps. Il avait eu, le premier, l'idée qu'avec des annonces commerciales on pouvait faire vivre les journaux, il était le premier à avoir envie de faire des coups, à donner des nouvelles avant tout le monde. Il avait inventé la publicité, qui aujourd'hui est la reine du monde. La Presse, c'était un journal politique à bon marché, le premier du genre, le parlement à la portée de tous, trait de génie. Il avait déjà fondé La Mode, Le Journal des instituteurs, Le Musée des familles, Le Panthéon littéraire, que sais-je encore… C'était l'empereur des périodiques et le pape des abonnements. Je le sentais gentilhomme et corsaire, il m'avait séduit, je l'aimais bien, et M. de Chateaubriand, lui aussi, avait son côté publicitaire, ce même goût du jeu et des surprises.
Ils aimaient la guerre de course, la haute mer, les abordages. Ils me plaisaient tous les deux pour les mêmes raisons, deux lutteurs à armes égales. Chateaubriand perdit, avec élégance, cette première manche. Il savait ce qu'il avait écrit.
Il était sûr de gagner la seconde, celle de la postérité. Avec la postérité, c'est qui perd gagne.
Pendant quelque temps, les Chateaubriand firent vaches maigres. Céleste se priva des générosités superflues. Ils refusèrent de toucher la pension de la société propriétaire des Mémoires, craignant qu'accepter l'argent ne pût être interprété comme une manière de donner un accord tacite à la manœuvre de Girardin. Il fallut un juriste pour leur rédiger une lettre qui les mettait à l'abri et pour que Céleste et lui puissent à nouveau percevoir leur rente. L'atmosphère de la rue du Bac s'était tendue, de longs silences venaient troubler le vacarme des oiseaux. J'ai eu envie d'essayer d'abord sur eux mon « fusil de jardin » anglais. Je n'en fis rien, j'avais peur de moi-même. Je me préparais en forêt, je ne voulais tirer qu'un coup, le bon. Quand le livre serait fini.
Après le départ de Sophie, Chateaubriand revint de Venise, où il était resté dix jours, sans me dire un mot de l'expédition, et marqua à mon égard ce que je crus être de la froideur. Je n'en cherchai pas les causes. Je sentais que je n'avais plus envie de le voir.
Je me limitai à des interventions capillaires, de plus en plus réduites. Tant mieux. Ma clientèle se développait, j'avais du succès et du travail comme jamais. Je ne m'occupais plus des manuscrits.
Le grand homme avait la courtoisie de continuer à me faire porter des livres tous les six mois, ce dont Zélie et moi ne manquions jamais de le remercier par lettre. Nous avons encore aujourd'hui ce luxe d'une jolie bibliothèque, bien tenue et qui contient quelques belles originales. Je ne m'occupais plus de ses Mémoires. Je lui avais dit que je n'avais plus le temps à cause de mes clients, ce qui était vrai. Il avait engagé un autre secrétaire, Maujard, obscur et efficace, qui sera, avec Jean-Jacques Ampère et Charles Lenormant — mari de la nièce de Juliette Récamier —, son exécuteur testamentaire. Ces gens-là se passent de moi et je me passe bien d'eux.
Les Mémoires continuèrent à vivre un peu sans mon aide. Je ne m'y intéressais plus que de loin. J'avais l'essentiel. Les « adjonctions » n'étaient plus que des suppressions. Des allégements de chapitres et des découpures de pages, ce qui m'agaçait. Le vieillard charcutait son chef-d'œuvre, il maniait les ciseaux, sans moi. Il s'activa beaucoup, au retour de Venise, à la nouvelle série de lectures publiques du texte enfin terminé.
J'ai été convoqué, un soir, en urgence, pour mettre les numéros sur les pages, il y en avait 4074. Certains amis bien intentionnés firent à nouveau des critiques, on ne voulait pas froisser les susceptibilités, Chateaubriand fit faire des coupes, encore, il n'en resta plus que 3514, ce qui était déjà bien. Je suis méticuleux, ces pages, je les ai comptées avec soin et j'ai reporté les chiffres dans les marges de mon livre de comptes. Ma copie est la seule bien complète. J'ai gardé, cette fois encore, toutes les mèches tombées.
Ce soir-là, j'ai vissé à la crosse du fusil la réserve d'air qui en fait un « silencieux ».
Je possède une version intégrale des Mémoires. Cela me suffit. M meRécamier vieillissante, elle surtout, a exigé bien des biffures, bien des suppressions, sur tout ce qui la concernait, bien sûr, mais aussi quelques portraits de personnages ridicules, ce qui fait que bon nombre des pages les plus amusantes du livre ont été retranchées. Ensuite, comme des copies partielles circulaient, M. de Girardin fit savoir qu'il rétablirait de nombreuses pages, ce qui entraîna un procès avec les héritiers de Juliette et la plus grande confusion. Aujourd'hui encore, la seule version originale, c'est, je crois bien, celle que je possède à Fontainebleau. Elle est de ma main.
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