- Sortons d'ici, murmura Ben en conduisant à tâtons sa sœur vers l'escalier qui menait au rez-de-chaussée. Tout de suite.
Avant qu'ils aient pu faire quelques pas, un cercle de feu ouvrit un orifice dans la porte de la chambre qu'avait occupée le jeune fille. En moins d'une seconde, il la consumait comme une braise qui traverserait une feuille de papier. Sentant que ses pieds se rivaient au sol, Ben aperçut des empreintes de pas enflammées qui s'approchaient, provenant du seuil de la chambre.
- Cours en bas ! cria-t-il en poussant sa sœur vers l'escalier. Cours !
Prise de panique, Sheere se précipita dans l'escalier. Ben demeura immobile sur la trajectoire de ces marques flamboyantes qui avançaient vers lui à toute vitesse. Une bouffée d'air chaud imprégné d'une odeur de kérosène brûlé le frappa au visage, en même temps qu'une empreinte enflammée s'arrêtait à un pas de ses pieds. Deux pupilles rouges comme du fer incandescent s'allumèrent dans l'obscurité. Des griffes de feu enserrèrent son bras droit. Cette tenaille pulvérisa le tissu de sa chemise et lui brûla la peau.
- L'heure de notre rencontre n'est pas encore venue, murmura une voix métallique et caverneuse devant lui. Écarte-toi.
Avant qu'il n'ait pu réagir, la main de fer le projeta violemment sur le côté et l'expédia au sol. Il tomba sur le flanc et tâta son bras blessé. Il parvint alors à voir un spectre de feu qui descendait l'escalier en spirale en le détruisant sous ses pas.
Les hurlements de terreur de Sheere au rez-de-chaussée lui rendirent assez de forces pour se relever. Il courut vers l'escalier. Celui-ci n'était plus qu'un squelette de barres de métal enveloppées de flammes et les marches avaient disparu. Ben se jeta dans le trou béant. Son corps atterrit sur la mosaïque du rez-de-chaussée et la douleur de son bras lacéré par le feu se fit insupportable.
- Ben ! cria Sheere. Je t'en supplie !
Le garçon leva les yeux. Sheere, enveloppée dans un voile de flammes translucides comme la chrysalide d'un papillon sorti de l'enfer, était entraînée sur le sol d'étoiles brillantes. Il se releva et courut vers elle, en suivant la trace laissée par son ravisseur, qui se dirigeait vers la porte de derrière, et en tentant d'esquiver la chute démente des centaines de livres de la bibliothèque circulaire, qui dégringolaient en flammes des rayons et se décomposaient en une pluie de pages en pleine combustion. Quelque chose le frappa. Il tomba de tout son long, et sa tête alla cogner contre le sol.
Sa vision se voila lentement pendant qu'il apercevait le visiteur de feu qui s'arrêtait et se retournait pour le regarder. Sheere hurlait de peur, mais ses cris n'étaient déjà plus audibles. Luttant pour ne pas céder à l'évanouissement et ne pas abandonner toute résistance, Ben se déplaça de quelques centimètres sur le sol jonché de braises. Un sourire cruel, comme celui d'un loup, se dessina devant lui. Dans la masse confuse que devenait son champ de vision, où tout se diluait comme une aquarelle encore humide, il reconnut l'homme qu'il avait vu dans la locomotive du train fantôme qui traversait la nuit. Jawahal.
- Quand tu seras prêt, viens à moi, lui murmura l'esprit de feu. Tu sais où me trouver...
Un instant plus tard, Jawahal ressaisit Sheere et traversa avec elle le mur de derrière de la maison comme s'il s'agissait d'un rideau de fumée. Avant de perdre connaissance, Ben entendit l'écho du train qui s'éloignait.
- Il revient à lui, murmura une voix à des centaines de kilomètres.
Ben essaya de distinguer les taches imprécises qui s'agitaient devant lui et reconnut bientôt quelques traits familiers. Des mains le saisirent doucement et glissèrent un objet confortable sous sa tête. Le garçon battit des paupières. Les yeux de Ian, rougis et désespérés, l'observaient avec anxiété. Près de lui se tenaient Seth et Roshan.
- Ben, tu nous entends ? demanda Seth, dont le visage suggérait qu'il n'avait pas dormi depuis une semaine.
Soudain, Ben se souvint et voulut se lever brusquement. Les mains des trois garçons le rendirent à sa position allongée.
- Où est Sheere ? parvint-il à articuler.
Ian, Seth et Roshan échangèrent un regard sombre.
- Elle n'est pas là, Ben, répondit finalement Ian.
Ben sentit que le ciel se détachait par morceaux pour s'écrouler sur lui et ferma les yeux.
- Que s'est-il passé ? demanda-t-il ensuite, plus calme.
- Je me suis réveillé avant vous, expliqua Ian, et j'ai décidé de sortir chercher quelque chose à manger. En chemin, j'ai rencontré Seth qui se rendait à la maison. Au retour, nous avons vu que tous les volets étaient fermés et que de la fumée sortait de l'intérieur. Nous avons couru et nous t'avons trouvé évanoui. Sheere n'était pas là.
- Jawahal l'a enlevée.
Une expression indéchiffrable s'inscrivit sur les visages de Ian et de Seth.
- Que se passe-t-il ? Qu'est-ce que vous avez découvert ? s'exclama Ben.
Seth porta les mains à son épaisse tignasse et l'écarta de son front. Ses yeux le trahissaient.
- Je ne suis pas sûr que ce Jawahal existe, Ben, déclara le robuste garçon. Je crois qu'Aryami nous a menti.
- De quoi parlez-vous ? s'exclama Ben. Pourquoi nous aurait-elle menti ?
Seth résuma leurs recherches au musée avec Mr De Rozio et expliqua qu'il n'existait aucune mention de Jawahal dans tout le dossier du procès, à part une lettre personnelle adressée à l'ingénieur par le colonel Llewelyn, qui avait enterré l'affaire pour d'obscures raisons. Ben écouta ces révélations, incrédule.
- Ça ne prouve rien, objecta-t-il. Jawahal a été condamné et emprisonné. Il s'est enfui il y a seize ans et, à partir de ce moment, ses crimes ont commencé.
Seth soupira, en hochant la tête négativement.
- Je suis allé à la prison de Curzon Fort, Ben. Aucune évasion ni aucun incendie n'ont eu lieu il y a seize ans. Le pénitencier a brûlé en 1857. Jawahal n'a jamais pu y être incarcéré, comme il n'a pu s'évader d'une prison qui n'existait déjà plus des décennies avant son procès. Un procès qui ne figure nulle part. Rien ne colle.
Ben le dévisagea, interloqué.
- Elle nous a menti, Ben. Ta grand-mère nous a menti.
- Où est-elle en ce moment ?
- Michael la cherche, précisa Ian. Dès qu'il la trouvera, il l'amènera ici.
- Et où sont les autres ? voulut encore savoir Ben.
Roshan regarda Ian d'un air indécis. Celui-ci acquiesça gravement.
- Dis-le, toi, demanda-t-il.
Michael s'arrêta pour contempler la brume crépusculaire qui couvrait la rive ouest du Hooghly. Des dizaines de silhouettes partiellement enveloppées dans des voiles blancs et usés se baignaient dans les eaux du fleuve, et le concert de leurs voix se perdait dans le bruissement du courant. Les battements d'ailes des pigeons qui s'élevaient dans le vent au-dessus de la jungle de palais et de coupoles décolorées et alignées face au ruban lumineux du Hooghly évoquaient une Venise des ténèbres.
- Est-ce que c'est toi, le garçon qui me cherche ? lança une vieille accroupie à quelques mètres de lui, le visage masqué par un voile.
Elle souleva son voile. Les yeux tristes et profonds d'Aryami pâlirent dans le crépuscule.
- Il faut nous hâter, madame, dit Michael. Nous n'avons plus beaucoup de temps.
Aryami acquiesça et se releva lentement. Michael lui offrit son bras et ils partirent en direction de la maison de l'ingénieur Chandra Chatterghee dans les derniers rayons du soleil couchant.
En silence, les cinq garçons firent cercle autour d'Aryami Bosé. Ils attendirent patiemment qu'elle soit confortablement installée pour pouvoir solder la dette qu'elle avait contractée envers eux en leur cachant la vérité. Aucun n'osa prononcer un mot avant elle. L'urgence angoissante qui les consumait intérieurement se transforma pour un moment en un calme où la tension était perceptible, avec la crainte que le secret si jalousement gardé par la vieille dame ne les place devant un défi insurmontable.
Читать дальше