CARLOS RUIZ ZAFÓN
Les lumières de septembre
Traduit de l'espagnol par François Maspero
Hérétiques - créateurs de livrels indépendants.
Habent sua fata libelli.
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v. 1.0
Titre original : LAS LUCES DE SEPT IEMBRE © Carlos Ruiz Zafón, 1995 © Editorial Planeta, SA, 2008
Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2012 ISBN 978-2-221-12290-7
(édition originale : ISBN 978-84-08-08079-4 Editorial Planeta, SA, Barcelone)
Note de l'auteur
Ami lecteur,
Les Lumières de septembre est mon troisième roman, et il a été publié en Espagne, en 1996. Les lecteurs familiers de mes dernières œuvres, comme L'Ombre du vent et Le Jeu de l'ange, ne savent peut-être pas que mes quatre premiers romans ont été publiés sous forme de « livres pour la jeunesse ». Bien qu'ils aient surtout visé un jeune public, mon souhait était qu'ils puissent plaire à des lecteurs de tous âges. Avec ces livres, j'ai tenté d'écrire le genre de romans que j'aurais aimé lire quand j'étais adolescent, mais qui continueraient encore à m'intéresser à l'âge de vingt-trois, quarante ou même quatre-vingt-trois ans.
Pendant des années, les droits de ces livres sont restés « piégés » dans des querelles juridiques, mais aujourd'hui enfin des lecteurs du monde entier peuvent en profiter. Depuis leur première publication, j'ai eu la chance de voir ces œuvres de mes débuts bien accueillies par un public de jeunes lecteurs et aussi de moins jeunes. J'aime croire que ces contes sont faits pour tous les âges, et j'espère que des lecteurs de mes romans pour adultes auront envie d'explorer ces histoires de magie, de mystères et d'aventures. Et, pour terminer, je souhaite à tous mes nouveaux lecteurs de prendre autant de plaisir à ces romans que lorsqu'ils ont commencé à s'aventurer dans le monde des livres.
Bon voyage.
Carlos Ruiz Zafón
Février 2010
Chère Irène,
L es lumières de septembre m'ont habitué à me souvenir de l'empreinte de tes pas disparaissant avec la marée. Je savais déjà, alors, que l'hiver ne tarderait pas à effacer le mirage du dernier été que nous avons vécu ensemble au bord de la Baie bleue. Tu serais surprise de voir combien rien n'a pratiquement changé depuis lors. Le phare se dresse toujours en sentinelle dans les brouillards, et la route longeant la plage de l'Anglais est à peine plus qu'un sentier qui serpente dans le sable sans mener nulle part.
Les ruines de Cravenmoore se dessinent au-dessus des arbres, silencieuses et enveloppées dans un manteau d'obscurité. Dans les occasions de moins en moins fréquentes où je m'aventure sur le voilier dans la baie, je peux voir les vitres brisées des fenêtres de l'aile ouest briller comme des signaux fantasmagoriques dans la brume. Parfois, envoûté par le souvenir de ces jours où nous traversions la baie pour rentrer au port à la tombée de la nuit, il me semble que les lumières scintillent dans l'obscurité. Mais je sais qu'il n'y a plus personne là-bas. Personne.
Tu te demandes peut-être ce qu'est devenue la Maison du Cap. Eh bien, elle est toujours là, solitaire, affrontant du haut de la falaise l'océan infini. L'hiver dernier, une tempête a emporté ce qui restait du petit embarcadère de la plage. Un riche bijoutier venu d'une ville anonyme a été tenté de l'acheter pour une bouchée de pain, mais les vents de ponant et les coups de bélier des vagues contre les falaises ont eu vite fait de le dissuader. Le sel s'est incrusté dans la blancheur du bois. Le sentier secret qui menait à la lagune est aujourd'hui une jungle impénétrable d'arbustes sauvages et de branches mortes.
Certaines fins d'après-midi, quand le travail au port me le permet, je prends ma bicyclette et vais jusqu'au cap admirer le crépuscule depuis le porche suspendu au-dessus des falaises : je suis seul en compagnie d'une bande de mouettes qui se sont attribué le statut de nouveaux locataires sans passer par l'étude d'un notaire. De là, on peut voir la lune se lever à l'horizon et dessiner une guirlande d'argent du côté de la grotte des Chauves-Souris.
Je me rappelle t'avoir parlé un jour de la fabuleuse histoire d'un sinistre pirate dont le navire avait été englouti par cette grotte, une nuit de 1746. Je t'ai menti. Aucun contrebandier ou boucanier féroce ne s'est jamais aventuré dans ces ténèbres. Pour ma défense, je peux te dire que c'est le seul mensonge que tu as entendu de ma bouche. D'ailleurs, tu l'as probablement su depuis le début.
Ce matin, pendant que je démêlais les mailles d'un filet pris dans les récifs, ça m'est arrivé encore une fois. Pendant une seconde, j'ai cru t'apercevoir sous le porche de la Maison du Cap, en train de regarder silencieusement l'horizon, comme tu aimais le faire. Lorsque les mouettes se sont envolées, j'ai compris qu'il n'y avait personne. Au loin, chevauchant les brumes, se dressait le Mont-Saint-Michel comme une île fugitive déposée par la marée.
Parfois, je pense que tout le monde est parti très loin de la Baie bleue et que je reste seul, pris au piège du temps, attendant en vain que la marée pourpre de septembre me ramène autre chose que des souvenirs. Ne te fais pas trop de souci pour moi. La mer est coutumière de ces choses : avec le temps, elle ramène tout, particulièrement les souvenirs.
Je crois que, si j'en fais le compte, ce sont déjà cent lettres que je t'ai expédiées à ta dernière adresse parisienne que j'ai pu obtenir. Je me demande parfois si tu en as reçu quelques-unes, si tu te souviens encore de moi et de ce petit matin sur la plage de l'Anglais. C'est possible, comme il est possible que la vie t'ait emportée loin d'ici, loin de tous les souvenirs de la guerre.
Rappelle-toi comme la vie était beaucoup plus simple, alors. Mais qu'est-ce que je dis ? Bien sûr que non. Je commence à croire que je suis bien le seul, pauvre idiot, à revivre encore, une à une, toutes ces journées de 1937, quand tu étais ici, près de moi.
1
Le ciel au-dessus de Paris
Paris, 1936
Ceux qui se souviennent de la nuit où est mort Armand Sauvelle jurent qu'un éclair pourpre a traversé la voûte du ciel, traçant une traînée de cendres embrasées qui s'est perdue à l'horizon ; un éclair que sa fille Irène n'a pas pu voir, mais qui par la suite a hanté ses rêves des années durant.
C'était par un petit matin d'hiver, et les vitres de la salle numéro quatorze de l'hôpital Saint-Georges étaient voilées d'une fine pellicule de givre qui dessinait des aquarelles fantomatiques de la ville dans les ténèbres dorées de l'aube.
La flamme d'Armand Sauvelle s'éteignit silencieusement, à peine le temps d'un soupir. Sa femme Simone et sa fille Irène levèrent les yeux lorsque les premières lueurs qui passaient la frontière de la nuit tracèrent des flèches de lumière à travers la salle. Dorian, son jeune fils, dormait sur une chaise. Un silence chargé d'émotion envahit les lieux. Il n'était nul besoin de paroles pour comprendre ce qui venait de se passer. Après six mois de souffrances, le spectre noir d'une maladie dont il n'avait jamais été capable de prononcer le nom avait pris la vie d'Armand Sauvelle. C'était tout.
Ce fut le début de la pire année dont devait se souvenir la famille Sauvelle.
Armand Sauvelle emporta dans la tombe sa magie et son rire contagieux, mais ses nombreuses dettes ne le suivirent pas dans son dernier voyage. Très vite, une cohorte de créanciers et toutes sortes de charognards portant redingote et titres ronflants s'abattirent sur l'appartement des Sauvelle, boulevard Haussmann. Aux froides visites de courtoisie d'usage succédèrent les menaces voilées. Et, avec le temps, les saisies.
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