Je suppose que tu te demandes si je me suis mariée. La réponse est non. Ne va pas imaginer que j'ai manqué de soupirants. Encore aujourd'hui, je reste une jeune femme séduisante. J'ai eu quelques liaisons sans lendemain. Les jours de guerre étaient trop durs pour les passer dans la solitude, et je ne suis pas aussi forte que Simone. Mais rien de plus. J'ai appris que la solitude est parfois un chemin qui mène à la paix. Et durant des mois, je n'ai désiré que ça : la paix.
Et c'est tout. Ou rien. Comment t'expliquer tous mes sentiments, tous mes souvenirs durant ces années ? Je préférerais les rayer d'un trait de plume. Je voudrais que mon dernier souvenir soit celui de ce lever de soleil sur la plage. Je voudrais découvrir que tout le temps écoulé depuis n'a été qu'un long cauchemar. Je voudrais être de nouveau une fille de quinze ans et ne pas comprendre le monde qui m'entoure. Mais ce n'est pas possible.
Je ne veux pas poursuivre cette lettre. Je veux que, la prochaine fois que nous nous parlerons, nous soyons l'un en face de l'autre.
Dans une semaine, Simone ira passer quelques mois chez sa sœur à Aix-en-Provence. Le jour même de son départ, je retournerai à la gare Saint-Lazare pour prendre le train de Normandie, comme il y a dix ans. Je sais que tu m'attendras et que je te reconnaîtrai sur le quai, comme je te reconnaîtrais même si mille ans s'étaient écoulés. Je le sais depuis toujours.
Il y a une éternité, dans les pires jours de la guerre, j'ai fait un rêve. Je marchais avec toi sur la plage de l'Anglais. Le soleil se couchait et l'on distinguait l'îlot du phare dans la brume. Tout était comme avant : la Maison du Cap, la baie... y compris les ruines de Cravenmoore au-dessus des arbres. Tout, sauf nous. Nous étions deux petits vieux. Tu ne pouvais plus naviguer et moi j'avais les cheveux si blancs qu'on aurait dit de la cendre. Mais nous étions ensemble.
Depuis cette nuit-là, j'ai su qu'un jour, peu importait quand, notre heure viendrait. Que, quelque part au loin, les lumières de septembre brilleraient pour nous et que, cette fois, il n'y aurait plus d'ombres sur notre chemin.
Cette fois, ce serait pour toujours.
DU MÊME AUTEUR
Chez le même éditeur
Le Jeu de l'ange, 2009
Marina, 2011
Le Prince de la Brume, 2011
Le Palais de Minuit, 2012