Carlos Zafón - Les lumières de septembre

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1937. La mort de son mari l'ayant laissée sans revenus, Simone Sauvelle accepte de quitter Paris pour occuper un emploi de secrétaire particulière en Normandie. Lazare Jann, son employeur, est un génial inventeur de jouets. Il vit dans une immense propriété en compagnie de sa femme, très malade, qui n'a pas quitté son lit depuis vingt ans. Passionnément amoureux d'elle, il la soigne personnellement. Simone Sauvelle, sa fille Irène, quinze ans, et Dorian, son jeune fils, sont immédiatement séduits par la grande gentillesse de Lazarus. Ils tombent aussi sous le charme de Cravenmoore, son extraordinaire demeure. Composée d'innombrables pièces et corridors qui se perdent dans l'obscurité, elle est peuplée de marionnettes qui semblent mener une existence indépendante. Hannah, la jeune domestique de Lazarus, devient vite l'amie d'Irène, à laquelle elle présente Ismaël, son beau cousin. Et très naturellement les deux adolescents tombent amoureux l'un de l'autre, tandis qu'une douce amitié rapproche Lazarus et Simone. C'est alors qu'une force criminelle prend possession de Cravenmoore, comme si l'amour et l'affection lui étaient insupportables. Ombre plus noire que les recoins les plus obscurs, elle tue Hannah, cherche à assassiner Irène et Ismaël, attaque Simone, Dorian et Lazarus. Pourquoi manifeste-t-elle tant de jalousie et de haine? Et quelles sont ses motivations? En trouvant dans un phare abandonné le journal intime d'une jeune femme disparue des années auparavant, Irène et Ismaël percent peu à peu le mystère de cette force désespérée. Et c'est dans une chambre isolée, au bout d'un long couloir gardé par des marionnettes possédées par une folie homicide, près d'une femme oubliée du monde depuis vingt ans, que les deux adolescents doivent aller traquer la vérité.

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- Appelez ! Tout de suite ! cria Dorian.

Lazarus reprit brusquement conscience en sentant une douleur lancinante à la nuque. Il y porta la main et tâta une blessure ouverte. Il se souvenait vaguement du visage de Christian dans le couloir de l'aile ouest. L'automate l'avait frappé, puis traîné jusqu'à l'endroit où il se trouvait. Il regarda autour de lui. C'était une des innombrables chambres inutilisées de Cravenmoore.

Lentement, il se leva et tenta de mettre de l'ordre dans ses idées. Une fatigue écrasante s'abattit sur lui dès qu'il se tint debout. Il ferma les yeux et respira profondément. En les rouvrant, il repéra un petit miroir accroché à un mur. Il s'en approcha et examina son reflet.

Puis, allant à une petite fenêtre située sur la façade principale, il remarqua deux formes humaines qui traversaient le jardin en direction de la grande porte.

Irène et Ismaël franchirent le seuil et pénétrèrent dans le faisceau de lumière qui émergeait des profondeurs de la maison ; l'écho du manège et le cliquètement métallique de milliers d'engrenages rendus à la vie leur fit l'effet d'un souffle glacé. Des centaines de petits mécanismes bougeaient aux murs. Un monde de créatures invraisemblables s'agitait dans les vitrines, sur les mobiles suspendus en l'air. Il était impossible de diriger son regard sur un point quelconque sans rencontrer une des créations de Lazarus en mouvement. Pendules en forme de visages, pantins qui marchaient comme des somnambules, figures fantomatiques qui souriaient tels des loups affamés...

- Cette fois, on ne se sépare pas, dit Irène.

- Je n'en avais pas l'intention, répliqua Ismaël qui sentait que la tête lui tournait au milieu de ce monde d'êtres qui palpitaient.

À peine avaient-ils parcouru quelques mètres que la grande porte se rabattit violemment derrière eux. Irène cria et se serra contre le garçon. La forme d'un homme gigantesque se dressa devant eux. Sa figure était recouverte d'un masque représentant un clown démoniaque. Deux pupilles vertes traversèrent le masque. Irène et Ismaël reculèrent. Un couteau brilla dans les mains de l'apparition. L'image du majordome mécanique qui leur avait ouvert lors de sa première visite à Cravenmoore vint frapper Irène : Christian. C'était son nom. L'automate leva le couteau.

- Christian, non ! cria Irène. Non !

Le majordome s'arrêta. Le couteau lui tomba des mains. Ismaël regarda son amie sans comprendre. La forme, immobile, les observait.

- Vite, insista Irène, en se précipitant à l'intérieur.

Ismaël courut derrière elle, non sans avoir auparavant ramassé le couteau que Christian avait lâché. Il rejoignit Irène dans l'espace dont la fuite verticale montait jusqu'à la coupole. Elle regarda autour d'elle et tenta de s'orienter.

- Par où, maintenant ? demanda Ismaël, sans cesser de surveiller derrière eux.

Irène hésita, incapable de décider quel chemin suivre pour aller plus avant dans le labyrinthe de Cravenmoore.

Soudain, un courant d'air froid les secoua, venant d'un des corridors, et le son métallique d'une voix caverneuse leur parvint.

- Irène..., chuchota la voix.

Les nerfs de la jeune fille se nouèrent en un écheveau de glace. La voix leur parvint de nouveau. Irène fixa son attention sur l'extrémité du corridor. Ismaël suivit son exemple, et il la vit : flottant au-dessus du sol, enveloppée dans un manteau de brume, Simone avançait vers eux, les bras tendus. Un éclat diabolique brillait dans ses yeux. Des dents pointues comme des crocs apparurent entre ses lèvres parcheminées.

- Maman, gémit Irène.

- Ce n'est pas ta mère..., dit Ismaël en l'écartant de la trajectoire de cette créature.

La lumière frappa ce visage et le révéla dans toute son horreur. Ismaël se jeta sur Irène pour esquiver les griffes de l'automate. Celui-ci pivota sur lui-même et leur fit de nouveau face. Seule la moitié de sa figure était achevée. L'autre n'était qu'un masque de métal.

- C'est le pantin que nous avons vu. Pas ta mère, répéta le garçon qui essayait d'arracher son amie à la transe où l'avait plongée cette vision. La chose les manipule comme des marionnettes.

Le mécanisme qui faisait fonctionner l'automate laissa échapper un craquement. Ismaël vit les griffes se tendre de nouveau vers eux à toute vitesse. Il saisit Irène et tous deux s'enfuirent sans savoir précisément vers où ils allaient. Ils coururent aussi fort que leurs jambes le leur permirent le long d'une galerie flanquée de portes qui s'ouvraient sur leur passage et de silhouettes qui se décollaient du plafond.

- Vite ! cria Ismaël en entendant le grincement des ressorts dans leurs dos.

Irène se retourna. Les crocs de loup de cette monstrueuse réplique de sa mère se refermèrent à vingt centimètres de son visage. Cinq griffes aiguisées se projetèrent vers sa figure. Ismaël la tira, puis il la poussa à l'intérieur d'une grande salle dans la pénombre.

Elle tomba en avant et il ferma la porte derrière eux. Les griffes de l'automate se plantèrent dedans, comme des pointes de flèches mortelles.

- Mon Dieu, soupira-t-il. Non, pas cette fois...

Irène leva les yeux ; il était couleur de papier mâché.

- Tu n'as rien ? demanda Ismaël.

Elle fit un vague signe pour le rassurer, puis regarda autour d'elle. Des murailles de livres montaient à l'infini. Des milliers et des milliers de volumes formaient une spirale babylonienne, un labyrinthe d'escaliers et de passerelles.

- Nous sommes dans la bibliothèque de Lazarus.

- J'espère qu'il y a une autre issue. Je n'ai pas envie de revoir ce qui est derrière nous..., dit Ismaël.

- Je crois qu'il y en a une, mais je ne sais pas où elle est, dit la jeune fille en gagnant le centre de la salle pendant que le garçon bloquait la porte avec une chaise.

Si cette défense résiste plus de deux minutes, songea-t-il, j'accepterai de croire aux miracles les yeux fermés. La voix d'Irène murmura quelque chose derrière lui et il la vit devant une table en train d'examiner un livre d'aspect centenaire.

- Il y a quelque chose ici, s'écria-t-elle.

Il sentit pointer en lui un obscur pressentiment.

- Laisse ce livre.

- Pourquoi ? demanda Irène sans comprendre.

- Laisse-le.

Elle ferma le volume et fit ce que son ami lui demandait. Les caractères dorés sur la couverture brillèrent à la lueur du feu qui chauffait la bibliothèque : Doppelgänger.

Elle venait tout juste de s'éloigner de quelques pas de la table, quand une intense vibration traversa la salle sous ses pieds. Les flammes de la cheminée pâlirent et des volumes commencèrent à tomber des interminables rangées de rayons. Elle courut vers Ismaël.

- Que diable... ? s'exclama-t-il, en percevant lui aussi cette intense rumeur qui provenait du plus profond de la maison.

À ce moment, le livre qu'Irène avait laissé sur la table s'ouvrit violemment de part en part. Les flammes du foyer s'éteignirent, anéanties par un souffle glacé. Ismaël entoura la jeune fille de ses bras et la serra contre lui. D'autres livres tombèrent des hauteurs dans le vide, poussés par des mains invisibles.

- Il y a quelqu'un ici, chuchota Irène. Je le sens...

Les pages du livre se mirent à tourner lentement, mues par le vent ou par autre chose. Ismaël contempla le vieux volume qui dégageait sa propre lumière.

Soudain, les caractères s'évaporèrent un à un, formant un nuage de gaz noir au-dessus du livre. Cette silhouette confuse absorba mot après mot, phrase après phrase.

La forme, plus dense maintenant, le fit penser à un spectre d'encre noire suspendu dans le vide.

Le nuage de noirceur se développa, et les formes de mains, de bras, d'un torse se sculptèrent dans le néant. Un visage impénétrable émergea de l'ombre.

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