La voix de Lazarus s'arrêta un instant. Simone imagina des larmes glissant en silence derrière le masque.
- Ensemble, nous avons exploré Cravenmoore. Beaucoup de gens pensent que tous les prodiges que contient cette maison sont ma création. Ce n'est pas exact. À peine une petite partie est sortie de mes mains. Le reste, des galeries et des galeries de merveilles que moi-même je ne comprends pas toujours, était là quand j'y suis entré pour la première fois. Depuis combien de temps se trouvaient-elles dans cette maison, je ne le saurai jamais. Il y a eu une époque où je pensais que d'autres l'avaient occupée avant moi. Parfois, quand je me prends à tendre l'oreille dans le silence de la nuit, je crois entendre l'écho d'autres voix, d'autres pas, qui peuplent les couloirs de cette demeure. Il m'arrive de penser que le temps s'est arrêté dans chaque pièce, dans chaque corridor vide, et que toutes les créatures qui habitent ces lieux ont été un jour faites de chair et d'os. Comme moi.
» J'ai cessé de m'inquiéter de ces mystères depuis longtemps, surtout après avoir constaté qu'après des mois à Cravenmoore je découvrais encore des pièces où je n'étais jamais allé, de nouveaux passages qui menaient à des ailes inconnues... Je crois que certains lieux, des demeures millénaires que l'on peut dénombrer sur les doigts d'une main, sont beaucoup plus que de simples constructions : ils sont vivants. Ils possèdent leur propre âme et leur propre mode de communication avec nous. Cravenmoore en fait partie. Personne ne sait quand il a été construit. Ni par qui, ni pour quoi. Mais quand cette maison me parle, je l'écoute...
» Avant l'été 1916, et au faîte de notre bonheur, quelque chose est survenu. En réalité, tout avait commencé un an plus tôt sans que j'en aie eu connaissance. Le lendemain de notre mariage, Alexandra s'était levée à l'aube et s'était rendue dans le grand salon ovale pour examiner les centaines de cadeaux que nous avions reçus. Son attention avait été attirée par une petite boîte ouvragée. Un bijou. Alexandra, captivée, l'avait ouverte. Elle contenait un billet et un flacon de cristal. Le billet, qui lui était adressé, lui disait qu'il s'agissait d'un cadeau très particulier. Une surprise. Il expliquait que le flacon contenait mon parfum préféré, celui qu'employait ma mère, et qu'elle devait le conserver jusqu'au jour de notre premier anniversaire de mariage avant de s'en servir. Mais cela devait rester un secret entre elle et le signataire, un vieil ami de mon enfance. Daniel Hoffmann...
» Suivant fidèlement les instructions, avec la conviction de me rendre ainsi heureux, Alexandra avait gardé le flacon pendant douze mois. Le jour venu, elle l'a sorti de sa boîte et l'a ouvert. Inutile d'ajouter qu'il ne contenait aucun parfum. C'était celui que j'avais jeté à la mer la veille de notre mariage. Dès l'instant où Alexandra l'a débouché, notre vie s'est transformée en cauchemar...
» C'est à cette époque que j'ai commencé à recevoir du courrier de Daniel Hoffmann. Cette fois, il était daté de Berlin où, m'expliquait-il, il avait devant lui un immense travail qui, un jour, changerait la face du monde. Des millions d'enfants qui formeraient la plus grande armée qu'ait connue l'Histoire. Jusqu'à maintenant, je n'ai toujours pas compris ce qu'il entendait par là...
» Dans un de ses premiers envois, il m'a fait cadeau d'un livre, un volume relié en cuir qui paraissait vieux comme le monde. Il n'y avait qu'un mot sur la couverture : Doppelgänger. Avez-vous déjà entendu parler du Doppelgänger, chère amie ? Non, évidemment. Les légendes et les vieux trucs de magie n'intéressent plus personne. C'est un terme d'origine germanique : il désigne l'ombre qui se détache de son maître et se retourne contre lui. Mais cela, bien entendu, n'est qu'un début. Il en fut ainsi pour moi. Pour votre information, je vous dirai que, pour l'essentiel, ce livre était un manuel traitant des ombres. Une pièce de musée. Lorsque j'ai entrepris sa lecture, il était déjà trop tard. Quelque chose grandissait, caché dans l'obscurité de cette maison ; mois après mois, comme l'œuf d'un serpent qui attend le moment d'éclore.
» En mai 1916, l'événement couvait déjà. La luminosité de cette première année avec Alexandra s'affaiblissait lentement. C'est peu après que j'ai commencé à soupçonner l'existence de l'ombre. Mais quand je l'ai fait, l'irrémédiable était déjà là. Les premières attaques étaient simplement destinées à nous faire peur. Les robes d'Alexandra étaient déchirées. Les portes se fermaient sur son passage et des mains invisibles poussaient des objets pour entraver sa marche. Des voix dans l'obscurité. Ce n'était que le début...
» Cette maison contient des milliers de recoins où une ombre peut se dissimuler. J'ai compris alors qu'elle n'était rien d'autre que l'âme de son créateur, Daniel Hoffmann, et que l'ombre grandirait en elle, devenant plus forte de jour en jour. Moi, au contraire, je deviendrais de plus en plus faible. Toute la force qui m'habitait passerait dans la sienne et, lentement, je retournerais à l'obscurité de mon enfance aux Gobelins : ce serait moi l'ombre, et lui le maître.
» J'ai décidé de fermer la fabrique de jouets et de me concentrer sur ma vieille obsession. J'ai voulu donner la vie à Gabriel, cet ange gardien qui m'avait protégé à Paris. Par ce retour à mon enfance, je croyais que, si j'étais capable de le rendre vivant, il nous protégerait de l'ombre, Alexandra et moi. C'est ainsi que j'ai dessiné la créature mécanique la plus puissante que l'on n'a jamais rêvée. Un colosse d'acier. Un ange pour me libérer de mon cauchemar.
» Pauvre naïf ! Dès que cet être monstrueux a été capable de se lever de la table de mon atelier, toute sa velléité d'obéissance s'est aussitôt évaporée. Ce n'était pas moi qu'il écoutait, mais l'autre. Son vrai maître. Et lui, l'ombre, ne pouvait exister sans moi, car j'étais la source dont il tirait toute sa force. Non seulement l'ange ne m'a pas libéré de cette vie misérable, mais il s'est fait le pire des gardiens. Le gardien de ce secret terrible qui me condamnait pour toujours, le gardien qui ne cesserait jamais d'intervenir chaque fois que quelque chose ou quelqu'un mettrait ce secret en danger. Sans pitié.
» Les agressions contre Alexandra se sont multipliées. L'ombre était maintenant très forte et sa menace grandissait de jour en jour. Elle avait décidé de me punir à travers la souffrance de ma femme. J'avais donné à Alexandra un cœur qui ne m'appartenait pas. Cette erreur devait être notre perdition. Au moment où j'étais au bord de perdre la raison, je me suis rendu compte que l'ombre agissait seulement quand j'étais dans les parages immédiats de Cravenmoore. Aussi ai-je décidé d'abandonner la demeure et de me réfugier dans l'île du phare. Tant que je serais là-bas, je ne pourrais nuire à personne. Si quelqu'un devait payer pour ma trahison, c'était moi. Pourtant, j'ai sous-estimé la force de caractère d'Alexandra. Son amour pour moi. Surmontant la terreur et les menaces contre sa vie, elle est venue à mon secours la nuit du bal masqué. Dès que le bateau sur lequel elle traversait la baie est arrivé à proximité de l'îlot, l'ombre s'est abattue sur elle et l'a entraînée dans les profondeurs. J'ai même entendu son rire dans l'obscurité quand elle a émergé des vagues. Le lendemain, elle est retournée se réfugier dans ce flacon de cristal. Je ne l'ai pas revue au cours des vingt ans qui ont suivi...
Simone se leva de sa chaise en tremblant et recula pas à pas jusqu'à sentir le mur de la chambre dans son dos. Elle ne pouvait écouter un mot de plus des lèvres de cet homme... de ce malade. Une seule chose la maintenait debout et l'empêchait de se laisser aller à la panique que lui inspirait cette figure masquée, après avoir écouté son récit : la colère.
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