» Mais lui, il savait. Il savait tout. Et il était disposé à m'aider.
» Cette nuit-là, il m'a révélé mon avenir. Il m'a dit que j'étais destiné à lui succéder à la tête de son empire. Il m'a expliqué que toutes ses connaissances, tout son art seraient un jour à moi, et que le monde de pauvreté qui m'entourait s'évanouirait pour toujours. Il m'a mis entre les mains un avenir dont je n'aurais jamais osé rêver. Un futur que j'ignorais et qu'il m'a offert. Je devais juste faire une chose en échange. Une petite promesse insignifiante : lui donner mon cœur. À lui seul, et à personne d'autre.
» Le fabricant de jouets m'a demandé si je savais ce que ça signifiait. J'ai répondu oui sans hésiter un instant. Naturellement, il pouvait compter sur mon cœur. Il était l'unique personne qui me traitait convenablement. L'unique personne qui m'accordait un peu d'attention. J'ai pensé que je pourrais très vite sortir de là, ne plus jamais revoir cet immeuble ni même ma mère. Et, plus important encore, que je n'aurais plus jamais à m'inquiéter de l'ombre. Si je lui obéissais, l'avenir s'ouvrirait devant moi, clair et lumineux.
» Il m'a demandé si j'avais confiance en lui. J'ai répondu oui. À ce moment, il a sorti un petit flacon en cristal, pareil à celui que vous emploieriez pour conserver du parfum. En souriant, il l'a débouché, et j'ai assisté à un spectacle stupéfiant. Mon ombre, mon reflet sur le mur, s'est transformée en une tache dansante. Un nuage d'obscurité qui a été absorbé par le flacon, a été fait prisonnier à l'intérieur. Daniel Hoffmann a refermé le bouchon et m'a tendu le flacon. Il était froid comme de la glace.
» Il m'a alors expliqué que désormais mon cœur lui appartenait et que bientôt, très bientôt, mes problèmes disparaîtraient. À condition que je ne trahisse pas mon serment. Je lui ai dit que je ne pourrais jamais faire une chose pareille. Il m'a de nouveau souri affectueusement et m'a fait un cadeau. Un kaléidoscope. Il m'a demandé de fermer les yeux et de penser de toutes mes forces à ce que je désirais le plus au monde. Pendant que je le faisais, il s'est agenouillé et m'a embrassé sur le front. Quand j'ai ouvert les yeux, il n'était plus là.
» Une semaine plus tard, la police, alertée de ce qui se passait chez nous par un informateur anonyme, m'a tiré de ce trou. Ma mère était morte.
» Sur le chemin du commissariat, les rues étaient encombrées de voitures de pompiers. On pouvait sentir le feu dans l'atmosphère. Les policiers qui m'escortaient ont changé d'itinéraire, et j'ai vu de quoi il s'agissait : se profilant à l'horizon, la fabrique de Daniel Hoffmann brûlait dans un des incendies les plus effrayants qu'ait connu l'histoire de Paris. Ceux qui ne s'étaient jamais aperçus de sa présence observaient la cathédrale de feu. Tous se souvinrent alors du nom de ce personnage qui avait hanté les rêves de leur enfance : Daniel Hoffmann. Le palais de l'empereur flambait...
Trois jours et trois nuits durant, les flammes et la colonne de fumée noire sont montées jusqu'au ciel comme si un Averne avait ouvert ses portes dans le cœur noir de la ville. J'y étais et je l'ai vu de mes propres yeux. Lorsqu'il n'est plus resté que des cendres pour témoigner de l'existence de cet impressionnant édifice, les journaux ont publié la nouvelle.
» Avec le temps, les autorités ont trouvé un parent de ma mère qui s'est chargé de ma garde, et je suis allé vivre au Cap d'Antibes. C'est là que j'ai grandi et fait mes études. Une vie normale. Heureuse. Telle que me l'avait promise Daniel Hoffmann. Je me suis même permis d'inventer une variante de mon passé pour me la raconter à moi-même : l'histoire que je vous ai rapportée.
» Le jour de mes vingt et un ans, j'ai reçu une lettre. Le tampon datait de huit ans et émanait de la poste de Montparnasse. Dans cette lettre, mon ancien ami m'annonçait que l'étude de M e Gilbert Travant, notaire à Fontainebleau, avait en sa possession des actes concernant une résidence sur la côte normande qui deviendrait légalement ma propriété quand j'atteindrais la majorité. La lettre, rédigée sur un parchemin, était signée d'un "D".
» Je mis plusieurs années à prendre possession de Cravenmoore. J'étais déjà alors un ingénieur plein de promesses. Mes dessins de jouets surpassaient tout ce qu'on avait connu jusque-là. Très vite, j'ai compris que le moment était venu de fonder ma propre fabrique. À Cravenmoore. Tout s'était passé exactement comme Daniel Hoffman me l'avait annoncé. Tout, jusqu'à ce que survienne l' accident. Il a eu lieu devant le Mont-Saint-Michel, un 13 février. Elle s'appelait Alexandra Alma Maltisse, et elle était la plus belle créature que j'avais jamais vue.
» Pendant toutes ces années, j'avais conservé le flacon que Daniel Hoffmann m'avait remis dans la cave de la rue des Gobelins. Son contact restait aussi froid qu'au premier jour. Six mois plus tard, je trahissais mon serment et je donnais mon cœur à cette jeune fille. Je l'ai épousée. Le plus beau jour de ma vie. La nuit précédant le mariage, qui devait être célébré à Cravenmoore, j'ai pris le flacon qui contenait mon ombre et je me suis dirigé vers les falaises du cap. De là, vouant pour toujours mon ombre à l'oubli, j'ai jeté le flacon dans la houle noire...
» De ce fait, je brisais mon serment...
Le soleil au-dessus de la baie avait déjà commencé à décliner quand Ismaël et Irène aperçurent entre les arbres l'arrière de la Maison du Cap. L'épuisement qui les avait accablés semblait s'être retiré discrètement à quelques pas de là, dans l'attente du moment opportun pour revenir. Ismaël avait entendu parler de ce phénomène, une sorte de répit que connaissaient certains athlètes au moment où ils pensaient avoir dépassé les limites de la fatigue. Au-delà de ce point, le corps continuait à fonctionner sans trahir de nouveaux signes de faiblesse. Jusqu'à ce que la machine s'arrête pour de bon, bien entendu. Quand l'effort était terminé, la chute intervenait brutalement. En somme, c'était comme un prêt accordé aux muscles.
- À quoi penses-tu ? demanda Irène en remarquant le visage méditatif du garçon.
- Je pense que j'ai faim.
- Moi aussi. C'est bizarre, non ?
- Au contraire. Rien de tel qu'une bonne trouille pour vous ouvrir l'appétit..., se permit de plaisanter Ismaël.
La Maison du Cap baignait dans le calme et l'on ne voyait aucun signe d'une quelconque présence. Deux rangées de vêtements suspendus aux cordes à linge flottaient au vent. Du coin de l'œil, Ismaël capta une brève vision de ce qui était de toute évidence les dessous d'Irène. Son esprit s'égara quelques instants à imaginer son amie en petite tenue.
- Tu vas bien ? demanda-t-elle.
Il avala sa salive, mais acquiesça.
- Fatigué et affamé, c'est tout.
Irène lui adressa un sourire énigmatique. Pendant une seconde, il considéra la possibilité que toutes les femmes soient capables de lire secrètement dans les pensées. Mieux valait ne pas se perdre dans de telles réflexions avec le ventre vide.
Irène voulut ouvrir la porte de derrière, mais, apparemment, quelqu'un l'avait fermée à clef de l'intérieur. Son sourire se mua en expression d'étonne-ment.
- Maman ? Dorian ? appela-t-elle en reculant de plusieurs pas et en examinant les fenêtres de l'étage.
- Essayons devant, dit Ismaël.
Ils contournèrent la maison jusqu'au porche. Un tapis de verre brisé crissa sous leurs pieds. Ils s'arrêtèrent devant la porte défoncée et les vitres cassées. Au premier regard, on avait l'impression qu'une explosion de gaz avait arraché la porte de ses gonds en même temps qu'elle avait soufflé une tempête de verre à l'extérieur. Irène tenta de réfréner la vague glacée qui montait de son ventre. En vain. Elle adressa un regard terrifié à Ismaël et se disposa à entrer. Il la retint silencieusement.
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