Irène dirigea la bougie vers les carreaux de faïence, et ils virent deux robinets d'arrêt tourner lentement.
Une profonde vibration parcourait les murs. Puis, après quelques secondes de silence, ils purent suivre la progression du bruit : quelque chose rampait dans les étroites canalisations, au-dessus de leurs têtes.
- Elle est là ! cria Irène.
Ismaël acquiesça, sans quitter des yeux les pommes de douche.
Il ne fallut que quelques secondes pour qu'une masse impénétrable commence à filtrer lentement par les orifices. Irène et Ismaël reculèrent prudemment, sans cesser de fixer l'ombre qui se formait peu à peu devant eux, comme les particules d'un sablier finissent par s'amasser en tombant.
Deux yeux se dessinèrent dans l'obscurité. Le visage de Lazarus leur sourit aimablement. Une vision rassurante, s'ils n'avaient pas déjà appris que la chose qui se tenait devant eux n'était pas Lazarus. Irène avança d'un pas.
- Où est ma mère ? demanda-t-elle d'un air de défi.
- Elle est avec moi.
- Éloigne-toi de lui ! cria Ismaël.
L'ombre cloua son regard sur lui et le garçon parut entrer en transe. Irène secoua son ami et voulut l'écarter, mais il restait fasciné par cette présence, incapable de réagir. Elle s'interposa et gifla Ismaël, ce qui le tira de son état. Le visage de l'ombre se décomposa en un masque de rage et deux longs bras se tendirent vers eux, Irène poussa Ismaël jusqu'au mur et tenta d'échapper aux griffes.
À ce moment, une porte s'ouvrit dans l'obscurité à l'autre bout de la pièce. Les contours d'un homme portant une lanterne à pétrole se découpèrent sur le seuil.
- Hors d'ici ! cria-t-il, ce qui permit à Irène de reconnaître sa voix : c'était Lazarus Jann, le fabricant de jouets.
L'ombre proféra un hurlement de haine et, une à une, les flammes des bougies s'éteignirent. Lazarus marcha sur elle. Son visage semblait plus âgé que celui de l'homme dont Irène se souvenait. Ses yeux injectés de sang accusaient une terrible fatigue, les yeux d'un homme dévoré par une cruelle maladie.
- Hors d'ici ! cria-t-il de nouveau.
L'ombre laissa entrevoir sa figure démoniaque et se transforma en un nuage de gaz qui s'infiltra entre les fentes du sol puis s'échappa par une fissure dans le mur. Un bruit pareil à celui du vent fouettant les fenêtres accompagna sa fuite.
Lazarus resta à observer la fissure pendant quelques secondes. Finalement, il tourna vers eux un regard pénétrant.
- Que faites-vous ici ? demanda-t-il, sans cacher sa colère.
- Je suis venue chercher ma mère et je ne repartirai pas sans elle, déclara Irène en soutenant ce regard intense sans ciller.
- Tu ne sais pas à qui tu as affaire..., dit Lazarus. Vite, par ici. Elle ne va pas tarder à revenir.
Il les fit passer de l'autre côté de la porte.
- Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que nous avons vu ? demanda Ismaël.
Lazarus les observa longuement.
- C'est moi. Ce que vous avez vu, c'est moi...
Il les conduisit à travers un labyrinthe de tunnels qui parcouraient les entrailles de Cravenmoore, sortes d'étroits boyaux parallèles aux galeries et aux couloirs. Le parcours était flanqué des deux côtés d'immenses portes qui formaient les doubles entrées de dizaines de chambres et de salles de la demeure. L'écho de leurs pas restait confiné dans cet espace restreint et leur donnait l'impression d'être suivis par une armée invisible.
La lanterne de Lazarus répandait un anneau de lumière ambrée sur les murs. Ismaël observa que son ombre et celle d'Irène les escortaient le long des parois. Lazarus, lui, ne projetait aucune ombre. Le fabricant de jouets s'arrêta devant une porte haute et étroite, et sortit une clef qu'il tourna dans la serrure. Il scruta l'extrémité du couloir par lequel ils étaient venus et leur fit signe d'entrer.
- Par ici, dit-il nerveusement. Elle ne reviendra pas, du moins pendant quelques minutes...
Ismaël et Irène échangèrent un coup d'œil soupçonneux.
- Vous devez me faire confiance : vous n'avez pas le choix, ajouta-t-il.
Le garçon soupira et entra. Irène et Lazarus le suivirent. La lumière de la lanterne révéla un mur couvert d'une foule de photographies et de coupures de presse. Au fond, on distinguait un petit lit et un secrétaire dénué de tout bibelot. Lazarus posa la lanterne par terre et observa les deux jeunes gens qui parcouraient des yeux ces morceaux de papiers collés au mur.
- Vous devez quitter Cravenmoore quand il en est encore temps.
Irène se retourna vers lui.
- Ce n'est pas vous qu'elle veut, ajouta le fabricant de jouets. C'est Simone.
- Pourquoi ? Qu'a-t-il l'intention de lui faire ?
- Il veut la détruire. Pour me punir. Et il fera la même chose de vous, si vous vous mettez sur son chemin.
- Que signifie tout ça ? Qu'est-ce que vous prétendez nous dire ? demanda Ismaël.
- Tout ce que j'avais à vous dire, je l'ai déjà dit. Vous devez sortir d'ici. Tôt ou tard elle reviendra, et cette fois je ne pourrai rien faire pour vous protéger.
- Mais qu'est-ce qui reviendra ?
- Tu l'as vu de tes propres yeux.
À ce moment, quelque part dans la maison, un tumulte lointain se fit entendre. Il se rapprochait. Irène avala sa salive et regarda Ismaël. Des pas. L'un après l'autre, ils résonnaient comme des détonations, toujours plus proches. Lazarus eut un faible sourire.
- Elle arrive, annonça-t-il. Le temps presse.
- Où est ma mère ? Où l'a-t-elle emmenée ?
- Je ne sais pas, mais même si je le savais, ça ne servirait à rien.
- Vous avez fabriqué cette machine en lui donnant son visage..., accusa Ismaël.
- J'ai cru que ça suffirait, mais elle voulait davantage. Elle la voulait, elle.
Les pas infernaux s'entendaient maintenant dans le couloir.
- De l'autre côté de cette porte, expliqua Lazaras, il y a une galerie qui conduit au grand escalier. S'il vous reste une once de sens commun, courez jusque-là et éloignez-vous de cette maison pour toujours.
- Nous n'irons nulle part, dit Ismaël. Pas sans Simone.
La porte par laquelle ils étaient entrés reçut une violente secousse. Un instant plus tard, une flaque noire s'infiltra par-dessous.
- Partons ! lança Ismaël.
L'ombre entoura la lanterne et en brisa le verre. Une bouffée d'air glacé éteignit la flamme. De l'obscurité, Lazaras vit les deux jeunes gens s'échapper par l'autre porte. Près de lui se dressait une silhouette noire et insondable.
- Laisse-les en paix, murmura-t-il. Ce ne sont que des enfants. Laisse-les partir. Prends-moi une bonne fois pour toutes. Est-ce que ce n'est pas ce que tu cherches ?
L'ombre sourit.
La galerie où ils se trouvaient traversait l'axe central de Cravenmoore. Irène reconnut cette imbrication de couloirs et guida Ismaël jusqu'à la base de la coupole. Les nuages en transit étaient visibles à travers les verrières, immenses géants de coton noir qui sillonnaient le ciel. La lanterne, une sorte de bulbe qui couronnait le faîte de la coupole diffusait un halo hypnotique de reflets kaléidoscopiques.
- Par ici, indiqua Irène.
- Où ça, par ici ? demanda nerveusement Ismaël.
- Je crois que je sais où il la tient.
Ismaël jeta un coup d'œil derrière lui. Le couloir restait dans l'obscurité, sans signe apparent de mouvement, mais le garçon comprenait que l'ombre pouvait très bien avancer dans cette direction sans qu'ils s'en apercevoivent.
- J'espère que tu sais ce que tu fais, dit-il anxieux de s'éloigner de là le plus vite possible.
- Suis-moi.
Irène s'engagea dans l'une des ailes qui s'étendaient dans la pénombre. Ismaël la suivit. Lentement, la clarté tombant du haut de la coupole s'évanouit et les silhouettes des créatures mécaniques qui peuplaient les deux côtés de la galerie ne furent plus que des contours oscillants. Les voix, les rires et le martèlement des centaines de mécanismes recouvraient le bruit de leurs pas. Le garçon regarda de nouveau derrière lui, scrutant l'entrée du tunnel dans lequel ils s'aventuraient. Un courant d'air froid s'y engouffra. Examinant ce qui l'entourait, Irène reconnut les rideaux de gaze qui ondulaient devant elle et l'initiale brodée qui se berçait doucement :
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