- Désolé, mon garçon. On ne passe pas, l'informa-t-il sur un ton qui n'admettait pas de réplique.
Michael regarda, par-dessus les épaules de l'homme, deux de ses collègues soulever une poutre effondrée sur laquelle des petites flammes couraient encore.
- Et la femme qui vit ici ? demanda-t-il.
Le policier lui adressa un regard à mi-chemin entre le soupçon et l'ennui.
- Tu la connaissais ?
- C'est la grand-mère de mes amis. Où est-elle ? Elle est morte ?
L'officier l'observa pendant quelques secondes sans modifier son attitude. Finalement, il hocha la tête négativement.
- Il n'y a pas de trace d'elle. Un voisin prétend avoir vu quelqu'un descendre la rue en courant, peu après que les flammes eurent jailli du toit. Maintenant, fiche le camp. Je t'en ai déjà raconté plus que je ne devrais.
- Merci, monsieur, dit Michael en s'extrayant de la masse humaine qui se pressait, dans l'attente d'éventuelles découvertes macabres.
Une fois libéré de la foule des curieux et des voisins, Michael examina les maisons contiguës en quête de possibles indices susceptibles de lui suggérer où la vieille dame avait pu fuir, emportant avec elle le secret dont Seth et lui venaient tout juste de comprendre l'existence. Les deux extrémités de la rue se perdaient dans l'entassement de maisons, de bazars et de palais de la ville noire. Aryami Bosé pouvait être n'importe où.
Pendant quelques instants, le garçon considéra diverses possibilités, puis il décida d'aller vers l'ouest, en direction des rives du Hooghly. Là, des milliers de pèlerins entraient dans les eaux sacrées du delta du Gange pour obtenir la purification du ciel et n'y gagner, la plupart du temps, que des fièvres et des maladies.
Sans se retourner vers les ruines de la maison dévorée par les flammes, Michael marcha en plein soleil, se faufilant dans la foule qui peuplait les rues et les submergeait dans un brouhaha d'appels de marchands, de discussions agitées et de prières que personne n'écoutait. La voix de Calcutta. Derrière lui, à une vingtaine de mètres, une forme enveloppée dans une cape noire sortit des méandres d'une ruelle et lui emboîta le pas dans la multitude.
Ian ouvrit les yeux dans la lumière de midi avec la claire certitude que son insomnie chronique n'était pas prête à lui concéder davantage que ces quelques heures de répit pour répondre à la fatigue éprouvée après les derniers événements. À en juger par la consistance de la lumière qui baignait la chambre de la tour ouest de la maison de l'ingénieur Chandra, il calcula qu'on devait croiser le méridien de la mi-journée. L'appétit tenace qui l'avait assailli à l'aube revint se manifester impitoyablement et le fit grincer des dents. Comme plaisantait parfois Ben en parodiant les propos du maître Tagore, dont le château se trouvait à peu de mètres de là, quand le ventre parle, l'homme sage écoute.
Il sortit silencieusement de la chambre et vérifia que Sheere et Ben continuaient de jouir d'un enviable repos dans les bras de Morphée. Il soupçonnait qu'à leur réveil, même Sheere ne serait pas mécontente de régler son compte à la première denrée comestible qu'elle trouverait à portée de main. En ce qui concernait Ben, aucun doute n'était permis. En ce moment, son ami devait rêver d'un plateau couvert de délices culinaires et d'un somptueux gâteau de Chhana, ainsi que du mélange de jus de citron vert et de lait brûlant dont les gosiers bengalis étaient fous.
Conscient que le sommeil avait déjà été plus charitable avec lui qu'il ne l'espérait, Ian décida de s'aventurer au-dehors, à la recherche de provisions capables de satisfaire son appétit et celui de ses compagnons. Il songea qu'avec un peu de chance il serait de retour avant même qu'ils aient eu tous les deux le temps de bâiller.
Il traversa la salle de la grande maquette et se dirigea vers l'escalier en spirale, constatant avec satisfaction qu'à la lumière du jour la maison était considérablement moins inquiétante. Le rez-de-chaussée n'avait pas changé et les murs l'isolaient de la température extérieure avec une prodigieuse efficacité. Il n'avait pas de mal à imaginer la chaleur suffocante qui devait imposer sa loi au-dehors, pourtant, on avait l'impression que la demeure de l'ingénieur se trouvait au pays de l'éternel printemps. Il traversa sur la mosaïque plusieurs galaxies d'un pas léger et ouvrit la porte, sûr de ne pas oublier la combinaison de la serrure originale qui scellait le sanctuaire privé de Chandra Chatterghee.
Le soleil frappait impitoyablement l'épais jardin, et le petit lac qui, dans la nuit, lui était apparu comme une plaque d'ébène poli renvoyait à présent un éclat intense sur la façade de la maison. Il se dirigea vers la sortie du tunnel secret sous le pont de bois et, un moment, se laissa bercer par l'illusion que, à la lumière d'une journée resplendissante et brûlante comme celle-là, les menaces qui l'avaient tourmenté pendant la nuit pouvaient s'évanouir avec la même facilité qu'une statue de glace dans le désert.
Profitant de cette parenthèse de tranquillité, il s'introduisit dans le passage et, avant que l'âcre puanteur qui y régnait n'envahisse ses poumons, il ressortit par la brèche menant à la rue. Une fois là, il lança mentalement une pièce en l'air et décida d'entreprendre ses recherches alimentaires côté ouest.
Pendant qu'il s'éloignait en chantonnant dans la rue déserte, il ne pouvait guère imaginer que les quatre cercles concentriques de la serrure avaient recommencé à tourner avec une lenteur infinie. Cette fois, le mot de quatre lettres destinées à s'arrêter à la verticale n'était plus le nom de Didon, mais celui d'une autre déesse, beaucoup plus proche : Kali.
Ben crut entendre en rêve un grand fracas et se réveilla dans l'obscurité totale de la chambre où il avait dormi. Sa première impression, dans les secondes d'hébétude qui suivent un réveil en sursaut, fut la perplexité en constatant que la nuit était tombée. Ils devaient avoir dormi plus de douze heures. Un instant plus tard, en entendant de nouveau le choc violent qu'il croyait avoir rêvé, il comprit que ce n'était pas la nuit qui empêchait la lumière d'entrer dans la chambre. Quelque chose était en train de se passer dans la maison. Les volets se fermaient avec force, hermétiquement, comme les vannes d'une écluse. Il sauta du lit et courut à la porte, à la recherche de ses amis.
- Ben ! entendit-il Sheere crier.
Il ouvrit la porte de la chambre de sa sœur et la découvrit de l'autre côté, immobile, tremblante. Il la prit dans ses bras et la sortit de la pièce, atterré, tandis que les volets se fermaient les uns après les autres telles des paupières de pierre.
- Ben, gémit Sheere. Quelque chose est entré dans ma chambre pendant que je dormais et m'a touchée.
Ben sentit un frisson lui parcourir le corps et conduisit Sheere jusqu'au centre de la salle de la grande maquette. En une seconde, l'obscurité totale les entoura. Il garda Sheere serrée dans ses bras et lui chuchota de rester silencieuse pendant qu'il tentait de percevoir un mouvement quelconque dans le noir. Ses yeux ne parvinrent pas à distinguer la moindre forme, néanmoins tous deux purent entendre la rumeur qui envahissait les pièces et faisait penser à des centaines de petits animaux courant sous le sol et entre les murs.
- Qu'est-ce que c'est, Ben ?
Son frère essayait de trouver une réponse, quand un nouvel événement vint lui ôter la parole. Les lumières de la maquette de la ville s'étaient lentement allumées, et les deux jeunes gens assistèrent à la naissance d'une Calcutta nocturne. Ben avala sa salive et Sheere se cramponna étroitement à lui. Au milieu de la maquette, le petit train alluma ses feux, et ses roues commencèrent à tourner.
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