- Isobel ?
Un puissant choc métallique résonna quelque part dans la gare. Roshan fit un bond et inspecta les alentours. Le vent des tunnels lui fouetta le visage, et les deux garçons reculèrent de quelques pas.
- Il y a quelque chose là-bas au fond, murmura Siraj en montrant le tunnel, avec un calme incompréhensible pour son camarade.
Roshan concentra sa vision sur la gueule noire du tunnel et finit par voir, lui aussi. Les feux lointains d'un train s'approchaient. Il sentit les rails vibrer sous ses pieds et regarda Siraj, épouvanté. Siraj avait un sourire étrange.
- Je ne pourrai pas courir aussi vite que toi, Roshan, déclara-t-il, impassible. Nous le savons tous les deux. Ne m'attends pas et va vite chercher de l'aide.
- De quoi parles-tu, bon sang ? s'exclama Roshan, parfaitement conscient de ce que son ami suggérait.
Les lumières du train pénétrèrent sous la voûte comme un éclair au cœur de l'orage.
- Cours ! ordonna Siraj. Tout de suite !
Le regard de Roshan plongea dans celui de son ami. Le fracas de la locomotive se rapprochait. Il comprit la décision de Siraj et se lança dans une course désespérée vers l'extrémité du quai, en quête d'un endroit où sauter hors de la trajectoire du train. Il y mit toutes ses forces, sans prendre le temps de regarder derrière lui, sûr qu'il était, s'il le faisait, de se retrouver face à l'avant de la locomotive. Les quinze mètres qui le séparaient du bout du quai en devinrent cent cinquante et, dans sa panique, il crut voir les rails s'allonger sous ses yeux dans une fuite vertigineuse. Lorsqu'il se jeta à terre et roula parmi les décombres, le train passa en rugissant à quelques centimètres de l'endroit où il était tombé. Il entendit les hurlements assourdissants des enfants et perçut sur sa peau la morsure des flammes pendant dix terribles secondes durant lesquelles il imagina que toute la gare s'écroulait sur lui.
Puis, d'un coup, ce fut le silence. Il se releva et ouvrit les yeux pour la première fois depuis qu'il avait sauté. La gare était de nouveau déserte. Il ne restait d'autre trace du passage du train que deux rangées de flammes qui s'éteignaient le long des rails. Il sentit comme une eau glacée se répandre dans ses entrailles et revint en courant vers le point où il avait vu Siraj pour la dernière fois. Maudissant sa lâcheté, il pleura de rage et constata qu'il était seul.
Le jour naissant au loin lui montrait le chemin de la sortie.
Les prémices de l'aube s'insinuaient timidement à travers les volets fermés de la bibliothèque du musée indien. Seth et Michael, épuisés, somnolaient, les coudes sur la table, au bord de l'inconscience. Mr De Rozio poussa un profond soupir et écarta sa chaise de son bureau en se frottant les yeux. Cela faisait des heures qu'il se débattait au milieu de l'océan de documents en essayant de débrouiller les fils de ce monstrueux dossier judiciaire ; son estomac exigeait qu'on s'occupe de lui en marquant une pause dans l'ingestion répétée de café, si l'on voulait qu'il continue d'accomplir ses fonctions sans perdre toute dignité.
- Je capitule, mes beaux endormis, tonna-t-il.
Seth et Michael levèrent la tête et constatèrent que le jour s'était réveillé avant eux.
- Qu'avez-vous trouvé, monsieur ? demanda Seth en réprimant un bâillement.
Son ventre grognait et sa tête lui donnait l'impression d'être remplie d'une soupe aux pommes de terre.
- Tu plaisantes, mon garçon ? dit le bibliothécaire. Je crois que vous vous êtes moqués de moi.
- Je ne comprends pas, monsieur, s'étonna Michael.
De Rozio bâilla à son tour longuement en laissant voir un gosier caverneux et en émettant un son qui évoqua chez les garçons l'image mentale d'un hippopotame éternuant dans un fleuve.
- C'est très simple. Vous êtes venus ici avec une histoire d'assassinats et de crimes et avec cette absurde intrigue autour d'un dénommé Jawahal.
- Mais tout ça est vrai. Nous avons des informations de première main.
De Rozio eut un rire sarcastique.
- Après tout, c'est peut-être vous qu'on a pris pour des idiots. Dans tout ce tas de papiers, je n'ai pas trouvé une seule mention de votre ami Jawahal. Rien. Zéro.
Seth sentit son estomac vide descendre jusque dans ses pieds par les jambes de son pantalon.
- Mais c'est impossible, monsieur. Jawahal a été condamné et envoyé en prison, avant de s'évader des années plus tard. Nous pourrions peut-être reprendre les choses par là. Par l'évasion. Elle doit bien figurer quelque part...
De Rozio le scruta avec scepticisme de ses yeux porcins et pénétrants. Son expression signifiait nettement qu'il ne leur laisserait pas de seconde chance.
- Si j'étais vous, mes enfants, je retournerais là où on vous a servi cette histoire et je m'assurerais que, cette fois, on me la raconte en entier. Quant à ce Jawahal qui, d'après votre mystérieux informateur, était en prison, je crois que c'est le genre de courant d'air que ni vous ni moi ne pourrons jamais rattraper.
Il examina les deux garçons. Ils étaient d'une pâleur de marbre. Le gros érudit leur adressa un sourire de commisération.
- Mes condoléances, murmura-t-il. Vous n'avez pas fureté dans le bon terrier...
Peu de temps après, Seth et Michael contemplaient le lever du jour assis sur les marches de la façade du musée indien. Une légère bruine avait imprégné les rues d'une couche brillante qui formait une plaque d'or liquide sous les rayons du soleil montant au milieu des brumes de l'est. Seth regarda son camarade et lui montra une pièce.
- Face, je vais voir Aryami et tu vas à la prison. Pile, c'est le contraire.
Michael acquiesça, les yeux mi-clos. Seth lança la pièce en l'air. Le disque de bronze décrivit une trajectoire en lançant des éclats intermittents pour finir par retomber dans sa main. Michael se pencha pour voir le résultat.
- Mon bon souvenir à Aryami, murmura Seth.
La lumière du jour finit par atteindre la demeure de l'ingénieur Chandra après une nuit qui semblait ne jamais devoir s'achever. Ian bénit pour la première fois de sa vie le soleil de Calcutta quand ses rayons se répandirent sur le manteau de ténèbres qui les avait enveloppés durant des heures.
Le jour emporta avec lui l'aspect menaçant de la maison. Ben et Sheere accueillirent eux aussi la venue de la clarté avec une expression sincère de soulagement et de fatigue. Ils avaient du mal à se rappeler la dernière fois qu'ils avaient dormi, quand bien même cela n'aurait remonté qu'à quelques heures. Malgré le poids du manque de sommeil et l'épuisement que la succession des événements leur avaient infligé, ils pouvaient maintenant affronter plus sereinement ce que, dans l'obscurité de la nuit, ils n'auraient pas osé considérer.
- Bien, dit Ben. Si une chose est claire, c'est que cette maison est sûre. Si notre ami Jawahal avait pu entrer ici, il l'aurait déjà fait. Notre père avait des goûts excentriques, mais il savait protéger son foyer. Je propose d'essayer de dormir un peu. Telles que les choses se présentent, je préfère dormir à la lumière du jour et être en forme pour la tombée de la nuit.
- Je ne peux qu'approuver, convint Ian. Mais où pourrions-nous dormir ?
- Il y a des chambres dans les tours, expliqua Sheere, nous avons l'embarras du choix.
- Je suggère de prendre des chambres voisines, ajouta Ben.
- D'accord, dit Ian. Et ça ne serait pas non plus de trop si on mangeait quelque chose.
- Pour ça, il faudra attendre. Nous sortirons plus tard chercher de quoi manger.
- Comment pouvez-vous avoir faim ? s'étonna Sheere.
Ben et Ian haussèrent les épaules.
- Physiologie élémentaire, répliqua Ben. Demande à Ian. C'est lui le médecin.
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