J'ai eu également des nouvelles d'Isobel qui, quelque temps plus tard, s'est mariée à Michael. Leur union a duré cinq ans. Après leur séparation, Isobel est partie courir le monde avec une modeste compagnie de théâtre. Les années ne l'ont pas empêchée de garder ses rêves vivants. Michael, qui vit encore à Florence où il enseigne le dessin dans une institution, ne l'a jamais revue. Aujourd'hui, j'espère encore lire un jour son nom en gros caractères dans le journal.
Siraj est mort en 1946 après avoir passé les cinq dernières années de sa vie dans une prison de Bombay, accusé d'un vol que, jusqu'au dernier jour, il a juré ne pas avoir commis. Comme l'avait prédit Jawahal, il avait épuisé en une fois le peu de chance qui lui était échu.
Roshan est aujourd'hui un prospère et puissant commerçant, propriétaire d'une bonne partie des vieilles rues de la ville noire où il avait grandi comme un mendiant sans toit. Il est le seul qui, d'année en année, m'envoie rituellement une lettre pour me souhaiter un bon anniversaire. Par ses lettres, je sais qu'il s'est marié et que le nombre de ses petits-enfants qui jouent à cache-cache dans ses propriétés n'a d'égal que le chiffre de sa fortune.
En ce qui me concerne, la vie a été généreuse et m'a permis de parcourir en paix et sans privations cet étrange passage sur terre. Peu après la fin de mes études, la clinique du Dr Walter Hartley, à Whitechapel, m'a offert un poste, et c'est là que j'ai réellement appris le métier dont j'avais toujours rêvé et dont je vis encore. Il y a vingt ans, à la mort de mon épouse Iris, je me suis installé dans une petite maison de Bournemouth où j'ai à la fois mon domicile et mon cabinet, et d'où l'on aperçoit la côte de Poole Bay. Ma seule compagnie, depuis qu'Iris est partie, est son souvenir et le secret que j'ai un jour partagé avec mes camarades de la Chowbar Society.
Une fois de plus, j'ai laissé Ben pour la fin. Même aujourd'hui, alors que je ne l'ai pas revu depuis cinquante ans, il m'est difficile de parler de celui qui a été et sera toujours mon meilleur ami. J'ai appris, grâce à Roshan, que Ben est allé vivre dans ce qui avait été la maison de son père, l'ingénieur Chandra Chatterghee, en compagnie de la vieille Aryami Bosé. La force d'âme de la vieille dame n'a pas résisté au choc de la mort de Sheere, et elle a plongé irrémédiablement dans une longue mélancolie avant de fermer les yeux pour toujours en octobre 1961. Dès lors, Ben a vécu et travaillé seul dans la maison que son père avait construite. C'est là qu'il a écrit tous ses livres jusqu'à l'année où il a disparu sans laisser de traces.
Un matin de décembre, alors que tous, y compris Roshan, le donnaient pour mort, je contemplais la baie depuis le quai qui se trouve devant ma maison, quand j'ai reçu un petit paquet. L'emballage portait le cachet de la poste de Calcutta et mon adresse était libellée dans une écriture qu'il m'est impossible d'oublier, vivrais-je cent ans. Dedans, enveloppée dans plusieurs couches de papier, j'ai trouvé la moitié de la médaille en forme de soleil qu'Aryami avait divisée en deux quand elle avait séparé Ben et Sheere dans cette nuit tragique de 1916.
Ce matin, pendant qu'aux premières lueurs de l'aube j'écrivais les dernières lignes de ces mémoires, la première neige de l'année a étendu son manteau blanc devant ma fenêtre et le souvenir de Ben est remonté en moi à travers toutes ces années comme l'écho d'un murmure. Je l'ai imaginé en train de parcourir les rues animées de Calcutta au milieu de la foule, au milieu de mille histoires inconnues comme la sienne et, pour la première fois, j'ai compris que, comme moi, mon camarade est désormais un vieil homme et que les aiguilles de son horloge sont sur le point d'avoir fait le tour du cadran. C'est une sensation si étrange, que de constater que la vie nous a filé ainsi entre les doigts...
Je ne sais pas si j'aurai d'autres nouvelles de mon ami Ben. Mais je sais que, quelque part dans la mystérieuse ville noire, le garçon à qui j'ai dit adieu pour toujours le matin où il a neigé sur Calcutta reste vivant et garde allumée la flamme du souvenir de Sheere, rêvant du moment où ils seront de nouveau réunis dans un monde où rien ni personne ne pourra plus jamais les séparer.
J'espère, ami, que tu la retrouveras.