L'explosion envoya son corps à l'autre extrémité du wagon, comme l'aurait fait une trombe d'eau invisible, et le projeta à l'extérieur du train en flamme. En tombant, il roula dans les broussailles qui avaient poussé le long des rails du pont. Le train poursuivit sa course mortelle sur la voie qui finissait dans le vide. Quelques secondes plus tard, le wagon où se trouvait son père explosa de nouveau avec une telle force que les poutrelles métalliques qui subsistaient du pont écroulé volèrent jusqu'au ciel. Une colonne de flammes monta vers les nuages de l'orage, dessinant un faisceau d'éclairs, et déchira le ciel comme un miroir lumineux.
Le train rencontra le vide. Le serpent d'acier et de flammes fut précipité dans les eaux noires du Hooghly. Une dernière explosion assourdissante ébranla le ciel au-dessus de Calcutta et fit trembler le sol.
L'ultime souffle de l'Oiseau de Feu s'éteignit, emportant avec lui pour toujours l'âme de Lahawaj Chandra Chatterghee, son créateur.
Ben s'arrêta et tomba à genoux entre les rails pendant que ses amis couraient vers lui depuis le seuil de Jheeter's Gate. Au-dessus d'eux, des centaines de petites larmes blanches pleuvaient depuis le ciel. Ben les sentit sur son visage. Il neigeait.
Les membres de la Chowbar Society se réunirent pour la dernière fois, en cette aube de mai 1932, près du pont disparu aux rives du fleuve Hooghly, face aux ruines de Jheeter's Gate. La neige réveilla la ville de Calcutta, où personne n'avait jamais vu ce manteau blanc qui commença de recouvrir les coupoles des vieux palais, les ruelles et l'immensité du Maidan.
Pendant que les habitants sortaient dans les rues pour admirer ce miracle qui ne se reproduirait jamais, les membres de la Chowbar Society se retirèrent jusqu'aux ruines du pont et laissèrent le frère et la sœur seuls, Sheere dans les bras de Ben. Ils avaient tous survécu aux événements de la nuit. Ils avaient vu le train en flammes se précipiter dans le vide et une explosion de feu monter au ciel pour aller déchirer la tempête comme la lame d'un couteau de l'enfer. Ils savaient qu'ils ne reparleraient probablement jamais des événements de la nuit et que, s'ils le faisaient, personne ne les croirait. Pourtant, ce matin-là, ils comprirent tous qu'ils n'avaient été que des invités, des passagers occasionnels de ce train venu du passé. Peu après, ils contemplèrent en silence Ben qui étreignait sa sœur sous la neige. Lentement, le jour chassait les ténèbres de cette nuit interminable.
Sheere sentit le contact froid de la neige sur ses joues et ouvrit les yeux. Son frère la soutenait et lui caressait doucement le visage.
- Qu'est-ce que c'est, Ben ?
- C'est la neige. Il neige sur Calcutta.
Le visage de la jeune fille s'éclaira un instant.
- Je t'ai déjà parlé de mon rêve ?
- Voir neiger sur Londres. Je me souviens. L'année prochaine, nous irons là-bas ensemble. Nous rendrons visite à Ian pendant ses études de médecine. Il neigera tous les jours. Je te le promets.
- Tu te rappelles le conte de notre père, Ben ? Celui que je vous ai raconté la nuit où nous étions au Palais de Minuit ?
Ben fit signe que oui.
- Ce sont les larmes de Shiva, Ben, murmura Sheere laborieusement. Elles fondront quand le soleil sortira, et plus jamais elles ne tomberont sur Calcutta.
Ben souleva doucement sa sœur et lui sourit. Les profonds yeux perlés de Sheere le fixaient.
- Je vais mourir, n'est-ce pas ?
- Non. Tu ne mourras pas avant des années. Ta ligne de vie est très longue. Tu vois ?
- Ben, c'était la seule chose que je pouvais faire. Je l'ai faite pour nous.
Il l'entoura de ses bras.
- Je sais.
La jeune fille tenta de se lever et approcha ses lèvres de l'oreille de Ben.
- Ne me laisse pas mourir seule.
Ben détourna son visage du regard de sa sœur et la serra contre lui.
Ils restèrent ensemble ainsi, silencieusement enlacés sous la neige, jusqu'à ce que les battements du cœur de Sheere s'éteignent peu à peu, comme une veilleuse dans le vent. Les nuages s'éloignèrent lentement vers l'ouest, tandis que la lumière du matin chassait pour toujours ce linceul de larmes blanches qui avait couvert la ville.
L es lieux qui abritent la tristesse et la misère sont le foyer de prédilection des histoires de fantômes et d'apparitions. Calcutta recèle dans sa face obscure des centaines de ces histoires, des histoires auxquelles personne n'admet croire et qui, pourtant, continuent de vivre dans la mémoire des générations comme l'unique chronique du passé. On dirait qu'éclairés par une étrange sagesse les gens qui peuplent ses rues comprennent que la véritable histoire de cette ville a toujours été écrite dans les pages invisibles de ses esprits et de ses malédictions tues et cachées.
Peut-être est-ce cette même sagesse qui, dans ses dernières minutes, a éclairé le chemin de Lahawaj Chandra Chatterghee et lui a permis de saisir qu'il était tombé sans espoir de retour dans le labyrinthe de sa propre malédiction. Peut-être a-t-il compris, dans la solitude de son âme condamnée à ressasser sans fin les blessures de son passé, la véritable valeur des vies qu'il avait détruites et de celles qu'il pouvait encore sauver. Il est difficile de savoir ce qu'il a vu sur le visage de son fils Ben quelques secondes avant de permettre à celui-ci d'éteindre à jamais les flammes de la haine qui brûlaient dans les chaudières de l'Oiseau de Feu. Peut-être, dans sa folie, a-t-il été capable, pour une seconde, de retrouver la tendresse que tous ses bourreaux lui avaient confisquée depuis les jours de Grant House.
Toutes les réponses à ces questions, de même que ses secrets, ses découvertes, ses rêves et ses regrets ont disparu pour toujours dans la terrible explosion qui a déchiré le ciel de Calcutta à l'aube de ce 30 mai 1932, comme ces flocons de neige qui ont fondu en baisant le sol.
Quelle que soit la vérité, il me suffira de rappeler que, peu après la chute du train en flammes dans les eaux du Hooghly, la flaque de sang frais où s'était réfugié l'esprit tourmenté de la femme qui avait donné le jour aux jumeaux a définitivement disparu. J'ai su alors que les âmes de Lahawaj Chandra Chatterghee et de celle qui avait été sa compagne reposeraient en paix pour l'éternité. Jamais plus je ne reverrai dans mes rêves le regard triste de la princesse de lumière en train de se pencher sur mon ami Ben.
Je n'ai pas revu mes camarades depuis le soir de ce même jour où j'ai pris le bateau qui devait me conduire en Angleterre. Je me souviens de leurs visages désolés, lors de leurs adieux sur les quais du fleuve Hooghly, pendant que le bateau levait l'ancre. Je me souviens des promesses que nous nous sommes faites de rester unis et de ne jamais oublier les événements que nous avions vécus ensemble. Je ne nierai pas qu'au moment même où nous les faisions, j'ai eu conscience que ces paroles étaient destinées à disparaître à jamais dans le sillage du bateau qui appareillerait sous le crépuscule enflammé du Bengale.
Ils étaient tous là, à l'exception de Ben. Mais aucun n'était plus présent que lui dans nos cœurs.
En me remémorant aujourd'hui ces journées, je sens que tous, ensemble et séparément, continuent de vivre dans un endroit de mon âme qui a clos hermétiquement ses portes à jamais en cette fin d'après-midi, à Calcutta. Un endroit où nous restons toujours des jeunes gens de seize ans à peine et où l'esprit de la Chowbar Society et du Palais de Minuit demeurera vivant tant que je le serai moi-même.
Quant à ce que le destin réservait à chacun d'entre nous, le temps a effacé beaucoup de traces de mes camarades. J'ai su que Seth, les années passant, a succédé au gros Mr De Rozio comme chef de la Bibliothèque et de la Documentation du musée hindou, ce qui a fait de lui l'homme le plus jeune qui ait jamais occupé ce poste dans l'histoire de cette institution.
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