Aryami observa leurs visages avec une profonde tristesse et esquissa un début de sourire qui affleura à peine sur ses lèvres. Enfin, baissant les yeux, elle poussa un faible soupir et, fixant les paumes de ses mains petites et nerveuses, elle parla. Cette fois, cependant, sa voix leur parut dépourvue de l'autorité et de la détermination qu'ils avaient appris à attendre d'elle. Au bout du chemin, la peur avait effacé la force d'âme qui émanait de sa personne, et ils comprirent que celle qui leur parlait n'était plus qu'une vieille femme faible et mortellement effrayée, une petite fille qui avait vécu trop longtemps.
- Avant de commencer, permettez-moi de vous dire que, s'il m'est arrivé dans ma vie de mentir - je m'y suis vue obligée en de nombreuses occasions -, c'était toujours pour protéger quelqu'un. Et si, cette fois, je vous ai menti, c'était avec la certitude que, ce faisant, je vous protégerais, toi, Ben, et Sheere, ta sœur, de quelque chose qui pourrait vous faire peut-être encore plus de mal que les stratagèmes d'un criminel devenu fou. Personne ne peut imaginer combien j'ai souffert d'avoir à porter ce poids en solitaire depuis votre naissance. Tout ce que je vais vous dire maintenant sera la vérité, ou du moins tout ce que j'en connais. Écoutez-moi bien, et acceptez cette fois pour véridique ce qui sortira de mes lèvres, même si rien n'est plus terrible et difficile à croire que la réalité pure et nue des faits...
» J'ai l'impression que des années se sont déjà écoulées depuis que je vous ai raconté l'histoire de ma fille Kylian. Je vous ai parlé d'elle, de sa luminosité merveilleuse et de la manière dont, parmi tous ceux qui lui faisaient la cour, elle a choisi pour mari un homme d'origine simple et de grand talent, un jeune ingénieur plein de promesses. Hélas, il portait depuis son enfance une lourde charge sur les épaules, un secret qui devait le mener à la mort en même temps que beaucoup d'autres. Et même si cela paraît paradoxal, permettez que, pour une fois, je commence mon récit par la fin, pour apporter une réponse aux faits que vous avez mis tant d'intelligence à découvrir.
» Chandra Chatterghee a toujours été un rêveur, un homme possédé par la vision d'un avenir meilleur et plus juste pour les siens, qu'il voyait mourir de misère dans les rues de cette ville. Pendant ce temps, derrière les murs de leurs opulentes demeures, ceux qu'il considérait comme des envahisseurs et des exploiteurs du patrimoine naturel de notre peuple s'enrichissaient et menaient une vie de luxe et de frivolité, payée par la misère de millions d'âmes condamnées à la pauvreté dans l'immense orphelinat sans toit qu'est ce pays.
» Son rêve était de doter d'un instrument de progrès et de richesse la nation dont il a toujours cru qu'elle parviendrait à briser le joug de l'oppression. Un instrument ouvrant de nouvelles routes entre les villes, de nouvelles enclaves et de nouvelles voies vers l'avenir pour les familles de l'Inde. Il a toujours rêvé de cette invention d'acier et de feu : le chemin de fer. Pour Chandra, les rails étaient les artères qui devaient charrier le sang neuf du progrès sur toute cette terre. C'est pour elles qu'il a projeté un cœur d'où partirait cette énergie : son œuvre majeure, la gare de Jheeter's Gate.
» Mais la ligne qui sépare les rêves des cauchemars a la minceur d'un fil et, très vite, les ombres du passé sont revenues réclamer leur prix. Un haut personnage de l'armée britannique, le colonel Llewelyn, avait fait carrière avec la rapidité d'un météore en édifiant celle-ci sur ses exploits et ses massacres d'innocents, vieillards et enfants, hommes désarmés et femmes terrorisées, dans des villages et des agglomérations de toute la péninsule du Bengale. Là où arrivait le message de paix et d'union de l'Inde nouvelle, accouraient ses fusils et ses baïonnettes. Un homme de grand talent et de grand avenir, comme le proclamaient fièrement ses supérieurs. Un assassin, avec à sa disposition le drapeau de la couronne et le pouvoir de son armée. Un parmi tant d'autres.
» Llewelyn n'a pas tardé à repérer les dons de Chandra, et il n'a pas rencontré trop de difficultés pour tracer autour de lui un cercle noir, bloquant tous ses projets. Au bout de quelques semaines, plus une porte de Calcutta ou de la province ne restait ouverte à l'ingénieur. Sauf, bien évidemment, celle de Llewelyn. Celui-ci lui a proposé des travaux pour l'armée, ponts, lignes de chemin de fer... Toutes ces offres ont été refusées par ton père, qui préférait vivre des misérables revenus que les éditeurs de Bombay daignaient lui verser comme une aumône en échange de ses manuscrits. Avec le temps, le cercle de Llewelyn s'est relâché, et Chandra a pu de nouveau travailler à son œuvre majeure.
» Les années passant, cependant, Llewelyn a recouvré sa rage première. Sa carrière était en danger et il avait un besoin urgent de frapper un grand coup, de provoquer un bain de sang frais qui réveillerait l'intérêt de sa hiérarchie de Londres pour ses exploits et rétablirait sa réputation de panthère du Bengale. Sa solution était claire : faire pression sur Chandra, mais cette fois avec d'autres armes.
» Durant des années, il avait enquêté. Ses sbires avaient fini par flairer la piste des crimes que l'on associait au nom de Jawahal. Llewelyn a fait en sorte que l'affaire risque de devenir publique et, au moment où ton père était plus engagé que jamais dans son projet de Jheeter's Gate, il est intervenu. Il a bloqué l'instruction et a menacé Chandra de révéler la vérité s'il ne créait pas pour lui une arme nouvelle, un instrument de répression porteur de mort et capable de mettre fin aux troubles que pacifistes et indépendantistes semaient sur le chemin du colonel. Chandra a dû céder, et ce fut la naissance de l'Oiseau de Feu, une machine qui pouvait transformer en quelques secondes une ville ou une agglomération en un océan de flammes.
» Chandra a développé parallèlement les projets du chemin de fer et de l'Oiseau de Feu, sous la pression constante de Llewelyn, dont la cupidité, alliée à la méfiance croissante avec laquelle le considéraient ses supérieurs, se manifestait avec de moins en moins de retenue. Celui que, dans le passé, l'on avait tenu pour un homme de devoir, calme et posé, se conduisait désormais comme un maniaque maladif dont, de jour en jour, le besoin de succès et de reconnaissance compromettait davantage la carrière.
» Chandra avait compris que la chute de Llewelyn était une simple question de temps, et il a voulu le berner. Il lui a fait croire qu'il lui livrerait le projet avant la date prévue. Mais cela n'a fait qu'exacerber l'impatience de Llewelyn et a pulvérisé le peu de bon sens qu'il conservait encore.
» En 1915, un an avant l'inauguration de Jheeter's Gate et de la ligne qui en partait, Llewelyn a ordonné un massacre de civils désarmés, sans justification possible. Il a été chassé de l'armée britannique après ce scandale, qui est arrivé jusqu'aux oreilles de la Chambre des Communes. Son étoile était définitivement éteinte.
» Ce fut le début de sa folie. Il a rassemblé une bande d'officiers fidèles qui, comme lui, avaient été déchus de leur grade et contraints d'abandonner les armes. Avec cette bande de tueurs, il a organisé un sinistre groupe paramilitaire qui opérait clandestinement. Tous portaient leurs vieux uniformes et leurs décorations de façon grotesque et se réunissaient dans l'ancienne résidence de Llewelyn en maintenant la fiction qu'ils formaient une unité secrète d'élite et que le jour était proche où ceux qui les avaient privés de leur rang seraient à leur tour exclus de l'armée.
» Bientôt, ton père a reçu des menaces de mort pour lui et sa femme enceinte s'il ne livrait pas l'Oiseau de Feu. S'agissant d'une opération clandestine, Chandra devait la mener avec d'extrêmes précautions. S'il demandait l'aide de l'armée, son passé sortirait au grand jour. Il ne lui restait pas d'autre solution que de composer avec Llewelyn et ses hommes.
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