- Je croyais que nous nous étions dissous, rappela Siraj.
- Je décrète une prorogation pour cause de circonstances d'une gravité exceptionnelle, répondit Ben en foudroyant son camarade du regard.
Siraj se réfugia dans l'ombre.
- Bon, c'est d'accord, accepta Sheere. Mais maintenant, il faut rentrer.
L'expression d'Aryami, quand elle accueillit Sheere et les membres de la Chowbar Society, aurait été capable de congeler le Hooghly sur tout son cours en plein midi. La vieille dame attendait près de la porte en compagnie de Bankim, et il suffit à Ben de voir le visage de ce dernier pour estimer prudent d'inventer illico un discours d'excuses afin d'amortir la réprimande qui, à coup sûr, attendait sa nouvelle amie. Il devança légèrement les autres et arbora son plus beau sourire.
- C'est ma faute, madame. Nous voulions juste montrer à votre petite-fille la cour de derrière.
Aryami ne daigna même pas le voir. Elle s'adressa directement à Sheere.
- Je t'avais priée de m'attendre ici et de ne pas bouger ! s'écria-t-elle, le visage rouge de colère.
- Nous ne sommes pas allés à plus de vingt mètres, fit valoir Ian.
Aryami le pulvérisa du regard.
- Toi, jeune homme, je ne t'ai rien demandé.
- Nous sommes désolés de vous avoir causé un désagrément, madame, ce n'était pas notre intention..., insista Ben.
- Laisse, Ben, l'interrompit Sheere. Je suis capable de me défendre seule.
Les traits hostiles de la vieille dame se décomposèrent en un instant. Le fait ne passa inaperçu d'aucun des jeunes gens. Aryami désigna Ben et son visage blêmit dans la lumière ténue des ampoules du jardin.
- Tu es Ben ? demanda-t-elle à voix basse.
Le garçon confirma, en cachant son étonnement et en soutenant le regard de la vieille dame. Il n'y avait pas de colère dans celui-ci, seulement une infinie tristesse et de l'inquiétude. Aryami prit le bras de sa petite-fille et baissa les yeux.
- Nous devons partir. Dis au revoir à tes amis.
Les membres de la Chowbar Society répondirent au geste d'adieu et Sheere sourit timidement tandis qu'elle s'éloignait au bras d'Aryami Bosé pour se perdre de nouveau dans les rues obscures de la ville. Ian se rapprocha de Ben et observa son ami qui fixait, songeur, les silhouettes devenues presque invisibles de Sheere et d'Aryami en train de s'éloigner dans la nuit.
- Un instant, j'ai cru que cette femme avait peur, dit-il.
Ben acquiesça sans sourciller.
- Qui n'a pas peur, par une nuit comme celle-là ?
- Je crois que le mieux est que nous allions tous nous coucher, indiqua Bankim, sur le seuil de la porte.
- C'est une suggestion ou un ordre ? demanda Isobel.
- Vous savez bien que pour vous mes suggestions sont des ordres, affirma Bankim en désignant l'intérieur du bâtiment. Rentrez.
- Tyran, murmura Siraj à voix basse. Profite des jours qui te restent.
- Ceux qui rempilent sont toujours les pires, ajouta Roshan.
Sans tenir compte des murmures de protestation, Bankim assista, narquois, au défilé des sept jeunes gens vers l'intérieur de la maison. Ben fut le dernier à passer le seuil, et il échangea un regard complice avec Bankim.
- Ils ont beau se plaindre, dans cinq jours ils regretteront que vous ne fassiez plus la police.
- Toi aussi, tu le regretteras, dit Bankim en riant.
- Je le fais déjà, murmura Ben pour lui-même en montant l'escalier qui conduisait aux dortoirs du premier étage, conscient que, dans moins d'une semaine, il n'aurait plus jamais à compter les vingt-quatre marches qu'il connaissait si bien.
Au cours de la nuit, Ben se réveilla dans la faible pénombre bleutée qui flottait sur le dortoir. Il crut sentir une bouffée d'air humide sur son visage, comme le souffle invisible de quelqu'un caché dans l'obscurité. Un rayon de lumière évanescente vacillait lentement depuis l'étroite fenêtre anguleuse et projetait mille ombres dansantes sur les murs et le plafond de la salle. Il tendit la main vers la modeste table de nuit qui flanquait son lit et approcha le cadran de sa montre de la clarté de la lune. Les aiguilles indiquaient trois heures du matin.
Il soupira en imaginant que c'étaient les derniers vestiges d'un rêve qui disparaissaient de son esprit comme des gouttes de rosée au soleil du matin, et songea que son ami Ian avait dû lui prêter pour une nuit le fantôme de ses insomnies. Il referma les paupières et appela à son secours les images de la fête qui s'était terminée peu de temps auparavant, confiant dans leur pouvoir apaisant pour l'aider à se rendormir. Juste à ce moment, il entendit pour la première fois le bruit et se redressa pour écouter l'étrange vibration qui semblait faire frissonner les feuilles du jardin.
Il écarta les draps et marcha lentement jusqu'à la fenêtre. De là, il percevait le léger tintement des ampoules éteintes dans les branches des arbres et l'écho lointain de ce qui lui parut être des voix de centaines d'enfants qui riaient et parlaient tous en même temps. Il appuya son front contre la vitre et devina au milieu de la cour, à travers le spectre de sa propre buée, une silhouette mince et immobile, enveloppée dans une tunique noire, qui regardait droit dans sa direction. Il sursauta et fit un pas en arrière. Sous ses yeux, la vitre se fendilla lentement : une fissure née au centre de la feuille de verre transparent s'étendit comme du lierre ou une toile d'araignée dessinée par des centaines de griffes invisibles. Ben sentit ses cheveux se dresser sur sa tête et sa respiration s'accélérer.
Il regarda autour de lui. Tous ses camarades, plongés dans un profond sommeil, gisaient sans le moindre mouvement. Les voix distantes des enfants résonnèrent de nouveau. Ben vit qu'une brume gélatineuse s'infiltrait dans les fissures de la vitre, comme une bouffée de fumée bleue qui traverserait de la soie. Il se rapprocha de la fenêtre et tenta de distinguer la cour. La forme demeurait là. Cette fois, elle tendit un bras et le désigna, tandis que ses doigts longs et effilés se transformaient en autant de flammes. Il resta fasciné pendant plusieurs secondes, incapable de s'arracher à cette vision. Lorsque la forme lui tourna le dos et commença de s'éloigner dans l'obscurité, Ben réagit enfin et se précipita hors du dortoir.
Le couloir, désert, était à peine éclairé par un bec de gaz de l'ancienne installation de St. Patrick's qui avait survécu aux travaux de rénovation des années précédentes. Ben dévala l'escalier, traversa les salles de réfectoire et sortit dans la cour par la porte latérale des cuisines de l'orphelinat, juste à temps pour voir la silhouette se perdre dans la ruelle obscure qui bordait la partie arrière du bâtiment, noyée dans une épaisse brume qui montait des grilles de l'égout. Il s'élança vers la brume et plongea dedans.
Ben courut sur une centaine de mètres le long de ce tunnel de vapeur froide et flottante. Il atteignit une vaste étendue déserte qui s'étendait au nord de St. Patrick's, un terrain vague semé de cabanes et de décombres qui avaient servi de foyer aux habitants les plus déshérités du nord de Calcutta. Il contourna les flaques boueuses d'un chemin tracé au milieu d'un labyrinthe de masures en torchis incendiées et inhabitées, et s'enfonça dans ces lieux contre lesquels Thomas Carter les avait toujours mis en garde. Les voix des enfants provenaient d'un endroit caché parmi les ruines de ce bourbier de misère et d'ordures.
Il enfila un étroit couloir qui s'ouvrait entre deux baraques en ruine et s'arrêta net en constatant qu'il avait trouvé ce qu'il cherchait. Devant ses yeux s'étendait une plaine infinie de vieilles masures détruites au milieu de laquelle la brume jaillissait comme l'haleine d'un dragon invisible dans la nuit. Le bruit des enfants semblait sortir lui aussi du même point, mais Ben n'entendait plus de rires ni de chansons : résonnaient à présent les terribles hurlements de panique et d'horreur de centaines d'enfants pris au piège. Il sentit un vent froid le plaquer contre les murs de l'ancien bidonville. De la brume frémissante surgit le grondement furieux d'une grande machine d'acier qui faisait trembler le sol sous ses pieds.
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