Ben ferma les yeux puis regarda de nouveau, croyant être victime d'une hallucination. Des ténèbres émergeait un train de métal en fusion enveloppé de flammes. Il discerna les expressions d'agonie sur les visages de dizaines d'enfants prisonniers à l'intérieur. Une pluie de fragments de feu partait dans toutes les directions, formant des cascades de braises. Ses yeux suivirent le train sur toute sa longueur jusqu'à la machine, une majestueuse sculpture d'acier qui paraissait fondre lentement, telle une figure de cire jetée dans un brasier. Dans la cabine, immobile au milieu des flammes, la silhouette qu'il avait aperçue dans la cour le contemplait, les bras ouverts en signe de bienvenue.
Il sentit la chaleur des flammes sur son visage et porta les mains à ses oreilles pour ne plus entendre les hurlements des enfants qui le rendaient fou. Le train en feu traversa l'étendue désolée, et Ben comprit avec horreur qu'il se dirigeait à pleine vitesse sur le bâtiment de St. Patrick's, avec la fureur d'un projectile incendiaire. Il courut derrière, en évitant la pluie d'étincelles et de gouttes de métal en fusion qui tombaient autour de lui, mais ses pieds étaient incapables d'égaler la vitesse croissante du train qui se précipitait sur l'orphelinat, en teignant de rouge le ciel sur son passage. Il s'arrêta, hors d'haleine, et cria de toutes ses forces pour alerter ceux qui dormaient paisiblement dans la demeure, étrangers à la tragédie qui s'abattait sur eux. Désespéré, il vit le train réduire la distance qui le séparait de St. Patrick's et comprit que, dans quelques secondes, la machine pulvériserait le bâtiment et ferait voler ses habitants dans les airs. Il tomba à genoux et cria une dernière fois, impuissant, quand le train pénétra dans l'arrière-cour et se dirigea inexorablement vers le grand mur de la façade postérieure de la demeure.
Ben se prépara au pire, mais il ne pouvait imaginer ce à quoi il allait assister en à peine quelques dixièmes de seconde.
La machine en folie, enveloppée d'un tourbillon de flammes, s'écrasa contre le mur dont sortirent, comme des spectres, des milliers de feux follets. Tout le train passa à travers le mur de briques rouges comme un serpent de vapeur, se désintégra dans l'air et emporta avec lui l'effroyable hurlement des enfants dans le rugissement assourdissant de la machine.
Deux secondes plus tard, l'obscurité nocturne redevint absolue. La silhouette inchangée de l'orphelinat se découpa sur les lumières lointaines de la ville blanche et sur le Maidan, à des centaines de mètres au sud. La brume s'infiltra dans les fissures du mur et, très vite, il ne resta plus aucune trace visible de la scène qui venait de se dérouler. Ben s'approcha lentement du mur et posa la paume de sa main sur la surface intacte. Une secousse électrique lui parcourut le bras et l'expédia à terre. L'empreinte noire et fumante de sa paume était restée imprimée sur la pierre.
Quand il se releva, son cœur battait à un rythme accéléré et ses mains tremblaient. Il respira profondément et sécha les larmes que le feu lui avait arrachées. Lentement, quand il considéra qu'il avait recouvré son calme, tout au moins en partie, il fit le tour du bâtiment et se dirigea de nouveau vers la porte des cuisines. Utilisant le truc que Roshan lui avait enseigné pour faire jouer le pêne de l'extérieur, il l'ouvrit précautionneusement et traversa les cuisines et le couloir du rez-de-chaussée dans le noir jusqu'à l'escalier. L'orphelinat était toujours plongé dans le plus profond silence. Ben compris que personne d'autre que lui n'avait entendu le fracas du train.
Il revint au dortoir. Ses camarades continuaient de dormir et l'on ne voyait aucune trace de brisures sur la vitre de la fenêtre. Il se jeta sur son lit, haletant. Il reprit sa montre sur la tablette et regarda l'heure. Il aurait juré être resté dehors près de vingt minutes. La montre indiquait la même heure que lorsqu'il l'avait consultée en se réveillant. Il la reposa et tenta de mettre de l'ordre dans ses idées. Il commençait à douter de ce qu'il avait vu, ou cru voir. Peut-être qu'il n'avait pas bougé du dortoir et qu'il avait rêvé tout l'épisode. Les profondes respirations autour de lui et la vitre intacte semblaient confirmer cette supposition. Ou peut-être avait-il été victime de son imagination. En pleine confusion, il ferma les yeux et tenta inutilement de trouver le sommeil, dans l'espoir que, s'il feignait de dormir, son corps finirait par tomber dans le piège.
À l'aube, alors que le soleil commençait à s'insinuer au-dessus de la ville grise, le secteur musulman à l'est de Calcutta, il sauta du lit et courut dans la cour de derrière pour examiner le mur de la façade à la lumière du jour. Pas de traces du train. Il était sur le point de conclure que tout cela n'avait été qu'un rêve, d'une intensité peu commune, certes, mais tout de même un rêve, quand, du coin de l'œil, il aperçut une tache sombre qui attira son attention. Il reconnut la paume de sa main clairement imprimée sur les briques. Il soupira et se dépêcha de remonter au dortoir pour réveiller Ian qui, libéré de son éternelle insomnie pour la première fois depuis des semaines, avait réussi à s'abandonner dans les bras de Morphée.
À la lumière du jour, le caractère enchanté du Palais de Minuit pâlissait, et son allure de vieille bâtisse nostalgique de temps meilleurs s'affirmait de façon impitoyable. Néanmoins, les paroles de Ben avaient fait passer au second plan l'effet du contact avec la réalité que la vue de leur décor favori, privé du charme et des mystères des nuits de Calcutta, aurait pu produire sur les membres de la Chowbar Society. Tous l'avaient écouté dans un silence respectueux et avec des expressions qui allaient de l'ahurissement à l'incrédulité.
- Et il a disparu dans le mur, comme si c'était de l'air ? demanda Seth.
Ben confirma.
- C'est l'histoire la plus étrange que tu aies racontée depuis le mois dernier, affirma Isobel.
- Ce n'est pas une histoire. C'est ce que j'ai vu.
- Personne n'en doute, Ben, intervint Ian d'un ton conciliant. Mais nous dormions tous et nous n'avons rien entendu. Même moi.
- Et ça, c'est vraiment incroyable, fit remarquer Roshan. Bankim avait peut-être mis quelque chose dans la citronnade.
- Personne ne me prendra donc au sérieux ? demanda Ben. Vous avez bien vu l'empreinte de ma main.
Aucun ne répondit. Ben concentra son attention sur le membre rachitique et asthmatique de la Society, victime propitiatoire pour tout ce qui concernait les histoires d'apparitions.
- Siraj ?
Le garçon leva les yeux et regarda les autres, en tâchant de soupeser la situation.
- Ça ne serait pas la première fois que quelqu'un voit une chose de ce genre à Calcutta, déclara-t-il. Il y a, par exemple, l'histoire d'Hastings House.
- Je ne vois pas le rapport, objecta Isobel.
Le cas d'Hastings House, l'ancienne résidence du gouverneur de la province au sud de Calcutta, était l'un des préférés de Siraj et probablement la plus représentative des histoires de fantômes parmi toutes celles qui peuplaient les annales de la ville : une histoire dense et impressionnante, comme il n'en existait guère de comparables. Selon la tradition locale, durant les nuits de pleine lune, le spectre de Warren Hastings, le premier gouverneur du Bengale, chevauchait sur un attelage fantôme jusqu'au porche de son ancienne demeure d'Alipore, où il cherchait frénétiquement des documents disparus aux jours agités de son mandat dans la ville.
- Les gens de la ville l'ont vu pendant des dizaines d'années ! protesta Siraj. C'est aussi vrai que la mousson qui inonde les rues.
Les membres de la Chowbar Society se lancèrent, autour de la vision de Ben, dans une discussion animée à laquelle seul le principal intéressé s'abstint de participer. Quelques minutes plus tard, alors que tout dialogue raisonnable avait échoué, les visages des participants à la controverse se tournèrent vers la silhouette vêtue de blanc qui les contemplait en silence depuis le seuil de la salle sans plafond qu'ils occupaient. L'un après l'autre, ils se turent.
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