» Je ne suis pas si différente de vous. Je n'ai pas été élevée dans un orphelinat, mais je n'ai jamais su ce que c'était que d'avoir un foyer ou quelqu'un avec qui parler pendant plus d'un mois qui ne soit pas ma grand-mère. Nous vivions dans les trains, dans des maisons d'inconnus, dans la rue, sans but, sans un lieu à nous où revenir. Durant toutes ces années, mon seul ami a été mon père. Comme je vous l'ai dit, il n'était pas là, mais tout ce je sais, je l'ai appris dans ses livres et par les souvenirs que ma grand-mère conservait de lui.
» Ma mère est morte en me donnant le jour. J'ai appris à vivre avec le chagrin de ne pouvoir me souvenir d'elle ni conserver d'autres images de sa personnalité que celles qu'en donnait mon père dans ses livres. De tous, des traités d'ingénierie et des gros volumes que je n'ai jamais réussi à comprendre, mon préféré a toujours été un petit livre de nouvelles dont le titre est Les Larmes de Shiva. Mon père l'a écrit quand il n'avait pas encore fêté ses trente-cinq ans. Il projetait alors la création de la première ligne de chemin de fer de Calcutta, ainsi que la construction d'une gare révolutionnaire en acier qu'il rêvait de réaliser dans la ville. Un petit éditeur de Bombay en avait imprimé six cents exemplaires, pour lesquels mon père n'a jamais perçu une roupie. C'est un petit volume noir avec des lettres gravées en or qui annoncent : Les Larmes de Shiva , par L. Chandra Chatterghee.
» Le livre est divisé en trois parties. La première évoque son projet d'une nouvelle nation édifiée dans un esprit de progrès fondé sur la technique, le chemin de fer et l'électricité. Il l'appelait Mon pays. La deuxième parle d'une maison, un foyer merveilleux qu'il envisageait de construire pour lui et sa famille, quand il serait assez riche. Il décrit chaque recoin de cette maison, chaque pièce, chaque couleur et chaque objet, tout cela avec un luxe de détails qu'aucun plan, aucun architecte ne pourraient égaler. Il a appelé cette partie Ma maison. La troisième, intitulée Mon esprit, est une recompilation de petits récits et de contes écrits depuis son adolescence. Mon favori est celui qui donne son titre au livre. Il est très bref, et je vais vous le dire.
Une fois, il y a très longtemps, Calcutta fut frappée par un mal terrible qui s'attaquait à la vie des enfants et faisait que, peu à peu, les habitants vieillissaient et leurs espoirs dans l'avenir s'évanouissaient. Pour y mettre fin, Shiva entreprit un long voyage en quête d'un remède qui guérirait cette maladie. Au cours de son exode, il eut à affronter d'innombrables dangers. Les difficultés rencontrées sur son chemin étaient telles que le voyage le tint éloigné de nombreuses années et, quand il revint à Calcutta, ce fut pour découvrir que tout avait changé. En son absence, un sorcier venu de l'autre côté du monde avait apporté un étrange remède qu'il avait vendu aux habitants à un prix très élevé : l'âme des enfants qui naîtraient sains à dater de ce jour.
Voilà ce que virent les yeux de Shiva. Là où, auparavant, il y avait une jungle et des masures en torchis, s'élevait désormais une grande ville, si grande que personne ne pouvait l'embrasser d'un seul regard et que, du nord au sud, elle se perdait au-delà de l'horizon. Une ville de palais. Shiva, fasciné par le spectacle, décida de s'incarner en homme et de parcourir les rues habillé en mendiant pour connaître les nouveaux habitants de ce lieu, les enfants auxquels le remède du sorcier avait permis de naître et dont les âmes lui appartenaient. Une grande déception l'attendait.
Pendant sept jours et sept nuits, le mendiant marcha dans les rues de Calcutta et frappa à la porte des palais ; toutes restèrent closes. Personne ne voulut l'écouter. Il fut la cible des moqueries et du mépris de tous. Désespéré, errant dans les rues de cette ville immense, il découvrit la pauvreté, la misère et la noirceur qui se cachait au fond du cœur des hommes. Sa tristesse fut telle que, la dernière nuit, il décida de quitter la ville pour toujours.
Pendant qu'il s'en allait, il se mit à pleurer et, sans s'en rendre compte, il laissa derrière lui une traînée de larmes qui se perdait dans la jungle. Au matin, les larmes de Shiva s'étaient transformées en glace. Quand les hommes se rendirent compte de ce qu'ils avaient fait, ils voulurent réparer leur erreur en rassemblant les larmes de glace dans un sanctuaire. Mais, l'une après l'autre, les larmes fondirent dans leurs mains et la ville ne connut plus jamais la glace.
La malédiction d'une terrible chaleur s'abattit sur la ville. Les dieux lui tournèrent le dos pour toujours, la laissant sous l'empire des esprits des ténèbres. Les quelques hommes sages et justes qui restaient priaient pour qu'un jour les larmes de glace de Shiva tombent de nouveau du ciel et brisent cette malédiction qui avait transformé Calcutta en ville maudite...
» De toutes les histoires de mon père, celle-là a toujours été ma préférée. Elle est peut-être un peu simple, mais elle personnifie l'essence de ce que mon père a signifié et continue tous les jours de signifier pour moi. Comme les hommes de la ville maudite, moi aussi j'attends le jour où les larmes de Shiva tomberont sur ma vie et me libéreront à jamais de la solitude. Entre-temps, je rêve de cette maison que mon père a d'abord construite dans son esprit puis réellement, des années plus tard, quelque part dans le nord de cette ville. Je sais qu'elle existe, même si ma grand-mère l'a toujours nié. Je suis certaine que mon père a décrit dans le livre l'emplacement où il voulait l'édifier, ici, dans la ville noire. Toutes ces années, j'ai vécu avec l'idée de la parcourir et de reconnaître tour ce qui figure déjà dans ma mémoire : sa bibliothèque, ses chambres, son fauteuil de travail...
» Voilà mon histoire. Je ne l'ai jamais racontée, parce que je n'avais personne à qui le faire. Jusqu'aujourd'hui. »
Quand Sheere eut terminé son récit, la pénombre qui régnait dans le palais aida à dissimuler les larmes qui affleuraient dans les yeux de certains membres de la Chowbar Society. Aucun d'eux ne paraissait prêt à rompre le silence dont son histoire avait imprégné l'atmosphère. Sheere eut un rire nerveux et regarda directement Ben.
- Est-ce que je mérite d'entrer dans la Chowbar Society ? questionna-t-elle timidement.
- En ce qui me concerne, répondit Ben, tu mérites d'en être membre d'honneur.
- Cette maison existe-t-elle, Sheere ? s'enquit Siraj, fasciné par cette idée.
- Je suis sûre que oui. Et je pense que je la trouverai. La clef est quelque part dans le livre de mon père.
- Quand ? demanda Seth. Quand commençons-nous à la chercher ?
- Demain, suggéra Sheere. Avec votre aide, si vous voulez bien...
- Tu auras besoin du secours de quelqu'un qui sait réfléchir, affirma Isobel. Compte sur moi.
- Je suis un serrurier expérimenté, dit Roshan.
- Je peux trouver des plans des archives municipales depuis l'établissement du gouvernement de 1859, ajouta Seth.
- Je peux chercher s'il existe un mystère à son sujet, proposa Siraj. Elle est peut-être hantée.
- Je peux la dessiner telle qu'elle est dans la réalité, dit Michael. Des plans. En me servant du livre.
Sheere rit et regarda Ben et Ian.
- Bien, déclara Ben. Il faut quelqu'un pour diriger les opérations. J'accepte la charge. Et Ian pourra mettre de la teinture d'iode sur ceux qui attraperont des échardes.
- Je suppose que vous n'accepterez pas que je refuse, constata Sheere.
- Nous avons effacé le mot non du dictionnaire de la bibliothèque de St. Patrick's il y a six mois, trancha Ben. Désormais, tu es membre de la Chowbar Society. Tes problèmes sont nos problèmes. Mandat collectif.
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