» La nuit où l'ingénieur est mort dans ce train restera dans la mémoire des habitants de cette ville comme l'une des plus grandes tragédies qu'ait vécue Calcutta. Beaucoup y voient le symbole des ombres qui s'abattaient définitivement sur la cité. Des rumeurs ont circulé selon lesquelles l'incendie avait été provoqué par un groupe de financiers britanniques à qui la nouvelle ligne de chemin de fer portait préjudice en démontrant que le transport maritime des marchandises, capital pour le commerce de la ville, avait fait son temps. Les voies ferrées étaient le chemin grâce auquel ce pays et cette ville auraient pu entreprendre leur marche vers des lendemains libérés de l'invasion britannique. La nuit où Jheeter's Gate a brûlé, ces rêves se sont transformés en cauchemars.
» Quelques jours après la disparition de l'ingénieur Chandra, ma fille Kylian, qui attendait son premier enfant, a été l'objet de menaces de la part d'un étrange personnage sorti des ténèbres de Calcutta. Un assassin qui avait juré de tuer la femme et la descendance de l'homme qu'il accusait de tous ses malheurs. Cet homme, ce criminel, était celui qui a causé l'incendie où Chandra a perdu la vie. Un jeune officier de l'armée britannique, un ancien prétendant à la main de ma fille, le lieutenant Michael Peake, s'est proposé pour arrêter ce fou, mais la tâche s'est révélée beaucoup plus compliquée qu'il ne l'avait cru.
» La nuit où ma fille allait accoucher de son enfant, des hommes sont entrés dans sa maison et l'ont enlevée. Des tueurs à gages. Des individus sans nom ni conscience qu'il est facile de recruter dans les rues pour quelques roupies. Pendant une semaine, le lieutenant, au bord du désespoir, a exploré les moindres recoins de la ville à la recherche de ma fille. Après cette semaine dramatique, Peake a eu une terrible intuition, qui s'est avérée. L'assassin avait emmené Kylian dans les ruines de Jheeter's Gate. Là, au milieu des immondices - et des décombres de la tragédie -, ma fille avait donné naissance à un garçon : Ben, dont vous avez fait un homme, monsieur Carter.
» Ma fille a donné naissance à Ben, mais aussi à sa sœur. De mon côté, j'ai essayé d'en faire une femme. Je lui ai donné le prénom dont sa mère avait toujours rêvé pour elle : Sheere.
» Le lieutenant Peake, au prix de sa vie, a réussi à arracher les deux enfants aux manœuvres de l'assassin. Mais ce criminel, aveuglé par la rage, a juré de suivre leurs traces et de les supprimer dès qu'ils auraient atteint l'âge adulte, pour se venger de leur père, l'ingénieur Chandra Chatterghee. Tel était son unique but : détruire tout vestige de l'œuvre et de la vie de son ennemi, à n'importe quel prix.
» J'ai décidé que le seul moyen de sauver la vie des enfants était de les séparer et de cacher leur identité et leur lieu de résidence. Le reste de l'histoire de Ben, vous la connaissez mieux que moi. Quant à Sheere, je l'ai gardée avec moi. J'ai entrepris un long périple à travers le pays en élevant l'enfant dans la mémoire du grand homme qui avait été son père et de la grande femme qui lui avait donné le jour, ma fille. Je ne lui en ai jamais raconté plus que ce que j'estimais nécessaire. Dans ma naïveté, j'avais fini par penser que l'éloignement dans l'espace et le temps effacerait la trace du passé. Mais rien ne peut modifier nos pas perdus. Lorsque j'ai reçu cette lettre, j'ai su que ma fuite avait touché à sa fin et que c'était le moment de revenir à Calcutta pour vous avertir de ce qui se préparait. Je n'ai pas été sincère avec vous la nuit où je vous ai écrit, monsieur Carter, mais j'ai agi avec mon cœur, en croyant en conscience que c'était ce que je devais faire.
» Incapable de laisser ma petite-fille seule, puisque l'assassin savait où nous habitions, je l'ai emmenée avec moi, et nous avons entrepris le voyage de retour. Durant tout le trajet, je ne pouvais écarter de mon esprit que nous avions rendez-vous avec notre destin. J'avais la certitude que, maintenant que Ben et Sheere laissaient derrière eux leur enfance pour devenir des adultes, cet assassin était ressorti de l'ombre pour accomplir son ancienne promesse. Et j'ai compris, avec la lucidité que seule peut nous donner l'approche de la tragédie que, cette fois, il ne s'arrêterait devant rien ni devant personne... »
Thomas Carter resta longtemps silencieux sans écarter son regard de ses mains posées sur le bureau. Quand il leva les yeux, il constata qu'Aryami était bien là, que tout ce qu'il venait d'entendre n'était pas le fruit de son imagination. Il considéra que la seule décision raisonnable qu'il se sentait capable de prendre en cet instant était de se verser un autre verre de brandy et de le boire en solitaire à sa propre santé.
- Vous ne me croyez pas...
- Je n'ai pas dit ça, objecta Carter.
- Vous n'avez rien dit. C'est bien ce qui m'inquiète.
Carter but une gorgée de brandy en se demandant intérieurement sous quel déplorable prétexte il avait attendu dix ans pour découvrir le charme sans égal de cet alcool qu'il conservait dans sa vitrine avec le soin que l'on réserve à une relique sans utilité pratique.
- Il n'est pas facile de croire ce que vous venez de me raconter, Aryami. Mettez-vous à ma place.
- Pourtant, il y a seize ans, vous avez accepté de prendre le garçon.
- J'ai accepté de prendre un enfant abandonné, pas de croire à une histoire improbable. C'est mon devoir et mon travail. Cette maison est un orphelinat et j'en suis le directeur. C'est tout, et ça s'arrête là.
- Non, ça ne s'arrête pas là, monsieur Carter. J'ai pris la peine de m'informer. Vous n'avez jamais parlé à quiconque de la manière dont Ben est arrivé chez vous. Vous avez toujours gardé le silence. Il n'existe aucun document qui fasse état de son entrée dans votre institution. Il fallait bien que vous ayez une raison pour vous conduire de la sorte, si ce que vous appelez aujourd'hui une histoire improbable ne méritait aucun crédit.
- Je regrette de vous contredire, Aryami, mais ces documents existent. Avec d'autres dates et d'autres circonstances. Nous sommes une institution officielle, pas une maison des mystères.
- Vous n'avez pas répondu à ma question, trancha Aryami. Ou, plutôt, vous n'avez fait que me donner de nouvelles raisons pour vous la poser une fois de plus : qu'est-ce qui vous a conduit à falsifier l'histoire de Ben, si vous ne croyiez pas aux faits que je vous exposais dans ma lettre ?
- Avec tout le respect que je vous dois, je ne vois pas pourquoi je devrais répondre.
Les yeux d'Aryami se rivèrent sur ceux de Carter. Il tenta d'esquiver leur regard. Un sourire amer affleura sur les lèvres de la vieille dame.
- Vous l'avez vu, dit-elle.
- S'agirait-il d'un nouveau personnage de cette histoire ? demanda-t-il.
- Qui ment à l'autre, monsieur Carter ?
La conversation semblait devoir tourner court. Carter se leva et fit quelques pas dans la pièce pendant que la vieille dame l'observait attentivement.
Il se tourna vers Aryami.
- Supposons que j'accepte votre histoire. Je précise bien : simple supposition. Qu'attendez-vous de moi ?
- Que vous éloigniez Ben d'ici, répondit sèchement Aryami. Que vous lui parliez. Que vous l'avertissiez. Je ne vous demande rien que vous n'ayez déjà fait pour ce garçon durant toutes ces années.
- J'ai besoin de réfléchir à tête reposée.
- Ne prenez pas trop de temps. Cet homme a attendu seize ans, peut-être qu'un jour de plus ne compte pas pour lui. Mais peut-être que si.
Carter se laissa de nouveau choir dans son fauteuil et esquissa un geste qui se voulait apaisant.
- J'ai reçu la visite d'un homme nommé Jawahal le jour où nous avons trouvé Ben. Il m'a posé des questions sur le garçon et je lui ai affirmé que je n'étais au courant de rien. Après quoi, je n'ai plus jamais entendu parler de lui.
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