- Les hommes utilisent beaucoup de noms, beaucoup d'identités, monsieur Carter, dit Aryami d'un ton acerbe. Je n'ai pas traversé toute l'Inde pour m'asseoir et assister sans réagir à la mort des enfants de ma fille du fait de l'absence de décision d'un vieil idiot, passez-moi l'expression.
- Vieil idiot ou pas, j'ai besoin de temps pour réfléchir calmement. Il est peut-être nécessaire que j'en parle à la police.
Aryami soupira.
- Le temps manque, et ça ne servira à rien, répliqua-t-elle durement. Demain soir, je quitterai Calcutta avec ma petite-fille. Le même jour, dans l'après-midi, Ben doit quitter cette institution. Il faut qu'il parte très loin d'ici. Vous avez quelques heures pour parler au garçon et tout préparer.
- Ce n'est pas si simple, objecta Carter.
- C'est tellement simple que si vous ne lui parlez pas, c'est moi qui le ferai, monsieur Carter, menaça Aryami en se dirigeant vers la porte. Et priez pour que cet homme ne le trouve pas avant le lever du jour.
- Je parlerai à Ben demain. Je ne peux pas faire plus.
Aryami lui adressa un dernier regard depuis le seuil du bureau.
- Demain, monsieur Carter, c'est aujourd'hui.
- Une société secrète ? demanda Sheere, le regard brillant de curiosité. Je croyais que les sociétés secrètes n'existaient que dans les feuilletons.
- Siraj que voici, notre spécialiste de la question, pourrait te contredire pendant des heures, objecta Ian.
Siraj opina gravement du chef pour corroborer cette allusion à son érudition illimitée.
- Tu as entendu parler des francs-maçons ?
- Je t'en prie, intervint Ben. Sheere va croire que nous sommes un ramassis de sorciers en cagoule.
- Et vous ne l'êtes pas ? demanda la jeune fille en riant.
- Non, répliqua solennellement Seth. La Chowbar Society s'est donné deux buts entièrement positifs : nous aider mutuellement et aider les autres ; partager nos connaissances pour construire un avenir meilleur.
- Est-ce que ce n'est pas ce que prétendent tous les grands ennemis de l'humanité ?
- Seulement au cours des deux mille ou trois mille dernières années, trancha Ben. Mais changeons de sujet. La séance de cette nuit est très particulière.
- Cette nuit, nous allons prononcer notre dissolution, précisa Michael.
- Tiens ! Voilà que les morts parlent, s'inquiéta Roshan, surpris.
Sheere regarda avec étonnement ce groupe de jeunes gens en cachant l'amusement que lui causait le feu croisé de leurs réflexions.
- Ce que veut dire Michael, c'est que la réunion d'aujourd'hui sera la dernière de la Chowbar Society, expliqua Ben. Après sept ans, le rideau tombe.
- Ça alors ! s'exclama Sheere. Pour une fois que je rencontre une vraie société secrète, voilà qu'elle est sur le point de se dissoudre. Je n'aurai pas le temps d'en devenir membre.
- Personne n'a dit qu'on acceptait de nouveaux membres, s'empressa de lancer Isobel, qui avait assisté en silence à la conversation sans quitter l'intruse des yeux. D'ailleurs, s'il n'y avait pas eu des bavards pour trahir le serment de la Chowbar, personne ne saurait qu'elle existe. Il y en a qui, dès qu'ils voient un jupon, sont prêts à tout vendre pour une roupie.
Sheere offrit à Isobel son sourire le plus conciliant en réponse à la légère hostilité que cette dernière manifestait à son égard. La perte de son exclusivité n'était pas facile à accepter.
- Voltaire disait que les pires misogynes sont toujours les femmes, risqua Ben.
- Et qui est ce Voltaire ? s'indigna Isobel. Une imbécillité pareille ne peut venir que de toi.
- Voilà l'ignorance qui parle, répliqua Ben. Bien que Voltaire n'ait peut-être pas dit exactement ça...
- Arrêtez la guerre, intervint Roshan. Isobel a raison. Nous n'aurions pas dû bavarder.
Sheere s'inquiéta de la manière dont le climat avait changé en quelques secondes.
- Je ne voudrais pas être un motif de dispute. Il vaut mieux que je retourne attendre ma grand-mère. Oubliez tout ce que vous vous êtes dit, annonça-t-elle en rendant le verre de citronnade à Ben.
- Pas si vite, princesse ! s'écria Isobel dans son dos.
Sheere se retourna et lui fit face.
- Maintenant que tu es au courant, il vaut mieux que tu saches tout et que tu gardes le secret, expliqua Isobel en souriant, un peu honteuse. Je regrette ce que j'ai dit tout à l'heure.
- Bonne idée, approuva Ben. Allons-y.
Sheere écarquilla les yeux, stupéfaite.
- Mais il faudra payer le prix de l'admission, rappela Siraj.
- Je n'ai pas d'argent...
- Nous ne sommes pas une église, ma chère, nous n'en voulons pas à ton argent, répliqua Seth. Le prix est différent.
Sheere parcourut du regard les faces énigmatiques des jeunes gens, en quête d'un éclaircissement. Le visage amical de Ian lui sourit.
- Ne t'inquiète pas, ce n'est rien de méchant. La Chowbar Society se réunit dans son local secret passé minuit. Nous payons tous le prix quand nous entrons.
- C'est quoi, votre local secret ?
- Un palais, répondit Isobel. Le Palais de Minuit.
- Je n'en ai jamais entendu parler.
- Personne n'en a jamais entendu parler, sauf nous, précisa Siraj.
- Et quel est le prix ?
- Une histoire, répondit Ben. Une histoire personnelle et secrète que tu n'as encore jamais racontée à personne. Tu la partageras avec nous, et ton secret ne sortira jamais de la Chowbar Society.
- Tu as une histoire comme ça ? la défia Isobel en se mordant la lèvre inférieure.
Sheere observa de nouveau les six garçons et la fille qui la scrutaient avec insistance. Elle acquiesça.
- J'ai une histoire comme vous n'en avez jamais entendu raconter.
- Dans ce cas, dit Ben en se frottant les mains, passons aux choses sérieuses.
Pendant qu'Aryami Bosé expliquait la raison qui l'avait conduite à revenir avec sa petite-fille à Calcutta après de longues années d'exil, les sept membres de la Chowbar Society escortaient Sheere à travers les arbustes qui entouraient le Palais de Minuit. Aux yeux de la nouvelle venue, ledit Palais n'était qu'une vieille bâtisse abandonnée : les trous dans le toit permettaient d'apercevoir le ciel semé d'étoiles et les ombres sinueuses laissaient deviner des gargouilles, des colonnes et des reliefs, vestiges de ce qui, un jour, avait dû se dresser comme une résidence princière en pierre de taille échappée des pages d'un conte de fées.
Ils traversèrent le jardin en suivant un étroit tunnel pratiqué dans les broussailles qui conduisait directement à la porte principale. Une légère brise agitait les feuilles des arbustes et sifflait entre les arcades de pierre du Palais. Ben se retourna vers Sheere en exhibant un sourire qui lui fendait le visage d'une oreille à l'autre.
- Comment le trouves-tu ? demanda-t-il, visiblement fier.
- Particulier, proposa Sheere, peu désireuse de refroidir l'enthousiasme du garçon.
- Sublime, corrigea Ben en poursuivant son chemin sans se donner la peine de lui opposer de nouvelles appréciations sur les charmes du quartier général de la Chowbar Society.
Sheere sourit intérieurement et se laissa guider, en songeant combien elle aurait aimé connaître ces jeunes gens, en ce lieu, par une nuit pareille, au cours des années où il leur avait servi de refuge et de sanctuaire. Entre ruines et souvenirs, il se dégageait du palais une aura de magie et d'illusion que l'on ne trouve que dans la mémoire confuse des premières années d'une vie. Peu importait que ce ne soit que pour une nuit ; elle voulait payer le prix de son admission dans la Chowbar Society, même si celle-ci vivait ses derniers instants.
« Mon histoire secrète est en réalité l'histoire de mon père. L'une et l'autre sont inséparables. Je ne l'ai jamais connu et je ne garde aucun autre souvenir de lui excepté ceux que je tiens des lèvres de ma grand-mère et aussi de ses livres et de ses cahiers. Pourtant, aussi étrange que cela puisse vous paraître, je ne me suis jamais sentie aussi proche de quelqu'un comme de mon père et, bien qu'il soit mort avant ma naissance, je suis sûre qu'il saura m'attendre jusqu'au jour où je le rejoindrai et où je constaterai qu'il a toujours été tel que je l'ai imaginé : le meilleur homme qu'il y ait jamais eu sur cette terre.
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