- Je ne voulais pas vous interrompre, dit timidement Sheere.
- Ton interruption vient à pic, affirma Ben. Nous ne faisions que discuter. Pour changer.
- J'ai entendu la fin, avoua Sheere. Tu as vu quelque chose, cette nuit, Ben ?
- Je ne sais plus, admit le garçon. Et toi ? Tu as réussi à échapper à la surveillance de ta grand-mère ? J'ai l'impression que, cette nuit, nous ne t'avons pas rendu service.
Sheere sourit et fit non de la tête.
- Ma grand-mère est bonne, mais il lui arrive de se laisser emporter par ses obsessions. Elle croit que les dangers nous guettent à chaque coin de rue. Elle ne sait pas que je suis là. Mais je ne resterai pas longtemps.
- Pourquoi ? Nous avions pensé aller aujourd'hui sur les quais. Tu pourrais venir avec nous, dit Ben, à la surprise des autres qui entendaient pour la première fois parler d'un tel projet.
- Je ne peux pas vous accompagner, Ben. Je suis venue vous dire adieu.
- Quoi ? s'exclamèrent plusieurs voix en chœur.
- Nous partons demain pour Bombay. Ma grand-mère prétend que la ville n'est pas un lieu sûr et que nous devons la quitter. Elle m'a interdit de vous revoir, mais je ne voulais pas m'en aller sans vous dire adieu. Vous êtes les seuls amis que j'aie jamais eus, même si ça n'a été que pour une seule nuit.
Ben la dévisagea, interdit.
- Vous allez à Bombay ? explosa-t-il. Pour quoi faire ? Ta grand-mère veut devenir une vedette de cinéma ? C'est absurde !
- Je crains que ça ne le soit pas, confirma tristement Sheere. Il ne me reste que quelques heures à passer à Calcutta. J'espère que ça ne vous gêne pas si je reste avec vous.
- Nous en serions ravis, Sheere, dit Ian, s'exprimant au nom de tous.
- Un moment ! tempêta Ben. Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'adieux ? Quelques heures à Calcutta ? Impossible, mademoiselle. Tu pourrais vivre cent ans dans cette ville et ne pas en avoir compris la moitié. Tu ne peux pas filer comme ça. Encore moins maintenant que tu es membre de plein droit de la Chowbar Society.
- C'est à ma grand-mère qu'il faut dire ça, affirma Sheere avec résignation.
- C'est bien ce que j'ai l'intention de faire.
- Bonne idée, commenta Roshan. Tu crois que tu n'en as pas fait assez comme ça cette nuit ?
- Je vois que vous ne me faites pas confiance, se plaignit Ben. Et les serments de la société ? Il faut aider Sheere à trouver la maison de ses parents. Personne ne quittera cette ville avant que nous ayons découvert cette maison et élucidé ses mystères. Point final.
- Je suis partant ! lança Siraj. Mais comment comptes-tu t'y prendre ? Tu vas menacer la grand-mère de Sheere ?
- Parfois, les paroles peuvent davantage que les épées. Savez-vous qui a dit ça ?
- Voltaire ? insinua Isobel.
Ben ignora l'ironie.
- D'où vient ce puissant aphorisme ? demanda Ian.
- Pas de moi, évidemment. Il est de Mr Carter. C'est à lui que nous demanderons de parler à ta grand-mère.
Sheere baissa les yeux et hocha négativement la tête.
- Ça ne marchera pas, Ben. Tu ne connais pas Aryami Bosé. Personne n'est plus obstinée qu'elle. Elle a ça dans le sang.
Ben exhiba un sourire félin et ses yeux brillèrent sous le soleil de midi.
- Je le suis encore plus. Attends de me voir dans l'action et tu changeras d'avis.
- Ben, tu vas encore une fois nous mettre dans de mauvais draps, objecta Seth.
Ben haussa les sourcils d'un air supérieur et dévisagea les présents l'un après l'autre, pulvérisant toute velléité de rébellion qui pouvait se cacher dans un coin de leur esprit.
- Que celui qui a quelque chose à objecter parle maintenant ou qu'il se taise pour toujours, prononça-t-il solennellement.
Aucune voix ne s'éleva pour protester.
- Bien. Approuvé à l'unanimité. En route.
Carter introduisit sa clef personnelle dans la serrure de la porte de son bureau et la tourna deux fois. Le mécanisme grinça. Carter entra dans la pièce et ferma derrière lui. Il ne voulait voir personne, ne parler à personne pendant une heure au moins. Il déboutonna sa veste et se dirigea vers son fauteuil. Il aperçut alors la silhouette immobile assise dans le fauteuil qui faisait face au sien. La clef lui échappa des doigts, mais elle n'eut pas le temps d'atteindre le sol. Une main agile, gantée de noir, l'attrapa au vol. Le visage mince apparut derrière l'oreille du fauteuil et exhiba un sourire carnassier.
- Qui êtes-vous, et comment êtes-vous entré ? s'inquiéta Carter, sans pouvoir réprimer un tremblement dans sa voix.
L'intrus se leva. Carter sentit son sang refluer de sa figure en reconnaissant l'homme qui lui avait rendu visite dans ce même bureau seize ans plus tôt. Ses traits n'avaient pas pris une ride et ses yeux exprimaient toujours la rage brûlante. Le visiteur prit la clef, alla à la porte et ferma à double tour. Carter avala sa salive. Les avertissements que lui avait donnés Aryami Bosé la nuit précédente défilèrent à toute allure dans sa tête. Jawahal serra la clef entre ses doigts et le métal plia avec la facilité d'une épingle à cheveux.
- Vous ne semblez pas heureux de me revoir, monsieur Carter. Vous ne vous souvenez pas du rendez-vous que nous avons pris il y a seize ans ? Je suis venu honorer ma promesse.
- Sortez tout de suite, ou je me verrai dans l'obligation d'appeler la police.
- Ne vous occupez pas de la police pour le moment. Je la préviendrai moi-même en m'en allant. Asseyez-vous et accordez-moi le plaisir d'une conversation.
Carter s'assit dans son fauteuil et lutta pour ne pas trahir ses émotions et garder un visage serein, autoritaire. Jawahal lui sourit amicalement.
- J'imagine que vous devinez pourquoi je suis ici.
- J'ignore ce que vous cherchez, mais vous ne le trouverez pas dans ces murs.
- Peut-être que si, peut-être que non, répliqua Jawahal avec désinvolture. Je cherche un enfant qui aujourd'hui n'en est plus un ; c'est désormais un homme. Vous savez de quel enfant il s'agit. Je serais désolé d'avoir à vous faire mal.
- Vous me menacez ?
Jawahal rit.
- Oui, répondit-il froidement. Et quand je le fais, c'est toujours sérieusement.
Carter, pour la première fois de sa vie, envisagea sérieusement la possibilité de crier pour demander de l'aide.
- Si ce que vous voulez, c'est crier avant l'heure, suggéra Jawahal, permettez-moi de vous donner un motif.
À peine eut-il prononcé ces mots qu'il tendit la main droite devant le visage de Carter et retira lentement le gant qui la couvrait.
Sheere et les autres membres de la Chowbar Society venaient tout juste de franchir le seuil de la cour de St. Patrick's quand les fenêtres du bureau de Thomas Carter, au premier étage, explosèrent dans un terrible fracas. Le jardin se couvrit d'éclats de verre, de bois et de brique. Les jeunes gens restèrent paralysés pendant une seconde, puis se mirent à courir vers le bâtiment, ignorant la fumée et les flammes qui sortaient de l'ouverture béante de la façade.
Au moment de l'explosion, Bankim se trouvait à l'autre bout du couloir, en train de relire des documents administratifs qu'il s'apprêtait à remettre à Carter pour signature. L'onde de choc le jeta par terre ; lorsqu'il leva les yeux, il vit la porte du bureau du recteur, arrachée de ses gonds, s'écraser contre le mur. Une seconde après, il se releva et courut vers la source de l'explosion. Six mètres le séparaient encore de l'entrée du bureau quand une silhouette noire enveloppée de flammes en sortit, déploya sa cape sombre et s'éloigna dans le couloir à une vitesse invraisemblable, telle une grande chauve-souris. La forme disparut, laissant derrière elle une traînée de cendres et émettant un son qui rappela à Bankim le sifflement furieux d'un cobra prêt à se jeter sur sa victime.
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