- Ian a quelque chose à te dire, précisa Isobel. Il s'exprimera en notre nom à tous.
Ben fit face à ses camarades et sourit.
- J'écoute.
- Eh bien, commença Ian, ce que nous voulons te dire essentiellement...
- Va au but, Ian ! le coupa Seth.
Ian se retourna, avec toute la fureur contenue que lui permettait son caractère flegmatique.
- Si c'est moi qui dois lui expliquer, je le ferai à ma guise. C'est clair ?
Nul n'osa objecter davantage, et il reprit son discours.
- Comme je le disais, l'essentiel est que nous croyons qu'il y a quelque chose qui ne colle pas. Tu nous as raconté que Mr Carter est persuadé qu'un criminel rôde dans l'orphelinat et l'a attaqué. Un criminel que personne n'a vu et dont, si nous nous en tenons à tes explications, nous ne comprenons pas les motifs. Pas plus que nous ne comprenons pourquoi c'est précisément à toi que Mr Carter a demandé à parler ni pourquoi tu ne nous as rien rapporté de ta discussion avec Bankim. Nous supposons que tu as tes raisons pour garder le secret et ne le partager qu'avec Sheere, ou plutôt que tu crois les avoir. Mais, par respect pour la vérité, si tu as encore un peu d'estime pour cette société et ses buts, tu devrais nous faire confiance et ne rien nous dissimuler.
Ben considéra les paroles de Ian et dévisagea un à un ses camarades, dont les visages manifestaient leur adhésion au discours de leur porte-parole.
- Si je vous ai caché quelque chose, c'est parce que j'ai pensé que, dans le cas contraire, je risquais de mettre vos vies en danger.
- Le principe sur lequel est fondée cette société est de nous aider les uns les autres jusqu'à la fin, et pas simplement d'écouter des histoires de fantômes et de disparaître dès que ça sent le roussi ! protesta Seth, courroucé.
- C'est une société, pas un orchestre de demoiselles, ajouta Siraj.
Isobel lui expédia un coup de poing sur la nuque.
- Toi, tu la fermes.
- D'accord, décida Ben. Un pour tous, tous pour un. C'est ce que vous voulez ? Les Trois Mousquetaires ?
Tous l'observèrent de haut en bas et, lentement, un à un, acquiescèrent.
- Très bien. Je vous dirai tout ce que je sais, ce qui n'est pas grand-chose.
Pendant les dix minutes qui suivirent, la Chowbar Society écouta le récit dans sa version intégrale, y compris la conversation avec Bankim et les craintes de la grand-mère de Sheere. L'exposé achevé, vint le tour des questions.
- Quelqu'un a-t-il déjà entendu parler de ce Jawahal ? s'enquit Seth. Siraj ?
La seule réponse de l'encyclopédie vivante de la société fut une négation absolue.
- Savons-nous si Mr Carter avait des relations avec un personnage de ce genre ? demanda Isobel. Nous pouvons peut-être trouver des indications dans ses dossiers.
- C'est à vérifier, acquiesça Ian. Mais, pour l'heure, ce qui passe avant tout, c'est de parler avec ta grand-mère, Sheere, et de voir clair dans cet embrouillamini.
- Je suis d'accord, approuva Roshan. Allons lui rendre visite. Nous déciderons ensuite d'un plan d'action.
- Y-a-t-il une objection à la proposition de Roshan ? demanda Ian.
Un non général retentit entre les murs en ruine du Palais de Minuit.
- Dans ce cas, en route.
- Un moment, intervint Michael.
Les jeunes gens se tournèrent pour écouter l'éternel et taciturne virtuose du crayon et chroniqueur graphique de l'histoire de la Chowbar Society.
- Ben, l'idée ne t'est pas venue que tout ça pouvait avoir une relation avec l'histoire que tu nous as racontée ce matin ?
Ben avala sa salive. Cela faisait une demi-heure qu'il se posait la même question, mais il était incapable de trouver quoi que ce soit qui permette de justifier un lien entre les deux événements.
- Je ne vois pas le rapport, Michael, dit Seth.
Les autres réfléchirent, mais tous semblaient enclins à partager le sentiment de Seth.
- Je ne crois pas que cette relation existe, confirma finalement Ben. Je suppose que j'ai rêvé.
Michael le regarda droit dans les yeux, ce qu'il ne faisait pratiquement jamais, et lui montra un petit dessin qu'il tenait à la main. Ben identifia la silhouette d'un train traversant un vaste terrain de masures et de baraques dévastées. Une locomotive majestueuse sous haute pression et couronnée de grosses cheminées crachant vapeur et fumée le traînait sous un ciel semé d'étoiles noires. Le train était entouré de flammes. À travers les fenêtres des wagons, on devinait des centaines de visages blafards qui tendaient les bras et hurlaient dans le feu. Michael avait transcrit ses paroles sur le papier avec une fidélité absolue. Ben sentit un frisson lui parcourir le dos et regarda à son tour son ami Michael.
- Je ne comprends pas, Michael, murmura-t-il. Où veux-tu en venir ?
Sheere s'approcha d'eux. Elle pâlit en contemplant le dessin de Michael et en devinant le trait d'union qu'il établissait entre la vision de Ben et les événements de St. Patrick's.
- Le feu, murmura-t-elle. Le feu.
La demeure d'Aryami Bosé était restée close pendant des années et le fantôme de milliers de souvenirs prisonniers entre ses murs imprégnait encore l'atmosphère de ces lieux où n'habitaient que des livres et des tableaux.
En chemin, ils avaient décidé à l'unanimité que la meilleure solution était de laisser Sheere entrer la première, pour mettre Aryami au courant des événements et lui faire part de la volonté des jeunes gens de la rencontrer. Une fois réglée cette première phase, les membres de la Chowbar Society, considérant que la vision de sept adolescents inconnus gênerait la vieille dame pour parler librement, avaient estimé opportun de limiter le nombre de leurs représentants. C'est pourquoi, en plus de Sheere et de Ben, ils avaient choisi Ian pour assister à la conversation. Celui-ci avait accepté de nouveau le rôle d'ambassadeur de la société, non sans soupçonner que la fréquence à laquelle on lui demandait de l'assumer était moins due à la confiance de ses camarades dans son intelligence et sa modération qu'à son aspect inoffensif et donc parfaitement susceptible de susciter l'approbation des adultes et des fonctionnaires publics. Quoi qu'il en soit, après avoir attendu quelques minutes dans la cour qui avait tout d'une jungle en miniature, Ian et Ben entrèrent dans la maison sur un appel de Sheere.
La jeune fille les conduisit dans un salon pauvrement éclairé par une douzaine de veilleuses qui brûlaient à l'intérieur de vases à demi remplis d'eau. Les gouttes de cire qui coulaient formaient des fleurs pétrifiées et ternissaient l'éclat des flammes. Les trois jeunes gens s'assirent en face de la vieille dame qui les observait silencieusement de son fauteuil. Ils scrutèrent la pénombre qui voilait les murs couverts de tableaux et de rayons ensevelis sous la poussière des ans.
Aryami attendit que les yeux des trois jeunes gens convergent sur les siens et se pencha vers eux, dans une attitude confidentielle.
- Ma petite-fille m'a rapporté ce qui s'est passé. Je ne peux prétendre être surprise. J'ai vécu pendant des années avec la crainte que se produise un événement de ce genre, mais je n'avais jamais pensé que ce serait ainsi, de cette manière. Avant tout, sachez que ce que vous avez vu aujourd'hui est seulement un début et que, après m'avoir écoutée, il vous reviendra de laisser les choses suivre leur cours ou de vous y opposer. Je suis vieille, à présent, et je n'ai plus le cœur et la santé qui me permettraient de combattre des forces qui me dépassent et me sont chaque jour plus difficiles à comprendre.
Sheere prit la main parcheminée de sa grand-mère et la caressa doucement. Ian remarqua que Ben se rongeait les ongles, et lui expédia un discret coup de coude.
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